L’idée fondamentale du « scénario africain » de Pasolini est, comme l’écrit Hervé Joubert-Laurencin, celle de « la cœxistence jamais pacifique, jamais réconciliée, d’un esprit pré-historique, sauvage, irrationnel et d’un esprit moderne, laïque, rationnel, progressiste». Le scénario du Père sauvage ne repose-t-il pas sur la confrontation d’un enseignant blanc venu de l’Occident moderne et d’une Afrique archaïque incarnée par ce « père sauvage », officiant de rites cruels ? Médée ne raconte-t-il pas, comme le dit Pasolini,
« (…) la confrontation de l’univers archaïque, hiératique, clérical, et du monde de Jason, monde, au contraire, rationnel et pragmatique » ?
Pour bien comprendre cet élément fondamental de la pensée pasolinienne dans les années 1960, qui gouverne ses choix de mises en scène, il est nécessaire de revenir brièvement sur le regard porté par le cinéaste sur le monde contemporain. Les années 1960 sont pour lui le lieu d’une désillusion croissante face à l’évolution des sociétés occidentales modernes, pourries par le néocapitalisme, la consommation de masse, l’uniformisation. Ce monde moderne, obsédé par l’idéologie du progrès, a coupé ses racines et refuse d’entendre l’appel des voix du passé à ne pas l’oublier, à l’intégrer. Pasolini parle du « génocide » des cultures populaires, paysannes, perpétré par la société néocapitaliste. Dans les années 1960, le monde occidental semble définitivement perdu à Pasolini : mais les voyages qu’il fait dans le Tiers-monde (son premier voyage, en Inde, date justement de 1961) entretiennent cet espoir d’une possible persistance du passé dans le présent, en le déplaçant vers d’autres aires géographiques. Cet espoir est au cœur du Carnet de notes pour une Orestie africaine : dans l’Afrique née de la décolonisation, il est peut-être encore possible de lutter pour la préservation des cultures ancestrales, pour leur féconde intégration dans la modernisation en cours – au contact des modèles capitaliste (américain) ou communiste (la Chine). N’est-ce pas tout le sens de l’œuvre d’un Léopold Sédar Senghor, poète de la négritude, élu président de la jeune République du Sénégal en 1960, et que Pasolini convoque précisément dans Le Père sauvage ? Si Pasolini s’intéresse à l’Orestie d’Eschyle, c’est bien parce que tel est pour lui le sens du texte grec : la cité moderne née de l’instauration de la démocratie par Athéna, déesse de la Raison, ne refoulera pas son passé archaïque, incarné par les Erinyes, mais elle l’intègrera, après avoir transformé ces déesses sanguinaires en Euménides, « déesses de l’irrationalité dans un monde rationnel ». Certes, le passé ne disparaît jamais totalement : même dans le monde néocapitaliste, il n’est qu’enfoui, ignoré, refoulé, au sens psychanalytique du terme. Mais le Tiers-monde en est encore à un stade antérieur de ce désastreux processus historique : la modernité est entrée sur le territoire, mais elle n’a pas encore enterré le passé. L’espace africain apparaît donc comme un lieu privilégié pour venir enregistrer les traces du conflit entre l’antique et le moderne.
Anne-Violaine Houcke
(source)
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