jeudi 21 juin 1984

Douceur blessée


Pasolini décrit "la forma Fellini" de différentes façons : un poulpe, une amibe grandie, une ruine aztèque, un homme très doux, très intelligent, très malin et effarouché, un matou siamois, un escargot-labyrinthe qui assimile tout. En lequel de ces êtres vous reconnaissez-vous ?

En tous - euh, un peu moins dans l'escargot géant -, mais d'un point de vue littéraire, de la part d'un poète comme l'était Pier Paolo Pasolini, je les accepte. Certes, nous sommes un peu tous de gros escargots, il avait lui aussi quelque chose de très avide dans les yeux, de très attentif, une curiosité fervente, inépuisable. La qualité que j'ai toujours appréciée chez lui était sa capacité d'être un artiste qui absorbe, assimile, transforme alors qu'en même temps une partie de son cerveau semblait fonctionner comme un laboratoire très précis, très attentif, où ce que l'artiste avait créé était évalué, jugé, généralement avec approbation. D'être à la fois créateur et critique très pénétrant, implacable à propos de ce qu'il avait inventé. Une qualité, cette inépuisable présence critique, qui par exemple me fait complètement défaut.


Racontez encore quelque chose de vos randonnées nocturnes à la recherche d'atmosphères et d'inspirations pour Cabiria.

J'errais avec lui dans des quartiers plongés dans un silence inquiétant, des banlieues infernales aux noms évocateurs, Chine médiévale, Infernetto, Tiburtino III, Cessati Spiriti. Il me conduisait comme s'il était Virgile et Charon à la fois, il ressemblait d'ailleurs aux deux mais aussi à un shérif, un petit shérif qui allait surveiller des endroits très familiers. Il riait de mes alarmes, il était là avec le sourire de celui qui en a vu d'autres, qui a vu pire, et qui souhaite même que le pire puisse encore se produire, d'un instant à l'autre, surtout pour satisfaire son ami, hôte et touriste. De toute façon il était là pour expliquer et pour défendre, shérif renommé. De temps en temps, de certaines fenêtres, de certaines portes, de certains sombres recoins surgissaient d'imprévisibles présences de jeunes garçons qu'il se complaisait à fréquenter comme si nous étions en Amazonie, au milieu d'êtres fantastiques, sauvages, antiques ...


Vous a-t-il jamais donné l'impression d'une personne qui avait peur de quelque chose ?

Pour le peu que je le connaissais, il m'avait l'air d'une personne qui s'enivrait même du danger conçu sous son aspect diabolique, inconnu, exaltant.


Après tant d'années, que vous reste-t-il de Pasolini ?

Le regret de ne pas l'avoir plus souvent vu, de ne pas avoir profité de sa générosité, de sa culture. Et puis, mais je me fais peut-être des illusions, s'il avait eu besoin de quelqu'un à qui se confier, je crois qu'il l'aurait volontiers fait, mais probablement rien que pour me surprendre. De même, pour essayer, comme il y était arrivé quelque fois, d'obtenir un point de vue différent du sien sur ce monde, lequel lui paraissait toujours plus atroce, indéchiffrable, menaçant. Une fois il m'a dit: "La vérité est que tout est chaos." Mais en contraste avec cette phrase qui m'avait frappé par la sincérité railleuse qu'elle contenait, il y avait chez lui une acceptation résignée et vaincue. Il avait une sorte de douceur blessée, Pier Paolo, il émanait de lui ce charme mystérieux et secret que j'ai toujours imaginé chez Kafka.



Federico Fellini


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