La Sortie de l'usine Lumière à Lyon est généralement considéré en France comme étant le premier film de l'histoire du cinéma. Il est aussi parfois considéré comme le premier film à avoir été projeté en public au Salon indien du Grand Café à Paris, le 28 décembre 1895 (si l'on ne tient pas compte des projections publiques du Pont de Leeds de Louis Le Prince en octobre 1888), mais également lors des douze projections privées qui ont précédé, à partir du 22 mars 1895 à la Société d'encouragement pour l'industrie nationale, ou encore comme le premier film documentaire de l'histoire.
Cette scène de 45 secondes a été tournée par les frères Lumière le 19 mars 1895. On y voit la sortie des ouvriers, essentiellement des femmes, de l'usine des frères Lumière au 21-23 rue Saint-Victor (aujourd'hui renommée en rue du Premier-Film), au sein du quartier de Monplaisir, dans le 8e arrondissement de Lyon.
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On ne sait pas si M. Auguste et M. Louis, les patrons, prirent les patins quand ils pénétrèrent dans la salle à manger de leur contremaître Vernier. La pièce bien cirée, la pièce noble chez les bons ouvriers, avec napperons au point d'Alençon et vue souvenir de Besançon gravée sur bois. L'essentiel était ailleurs, à l'extérieur. Cette pièce possédait la fenêtre adéquate, donnant sur la rue Saint-Victor, dans ce quartier excentré de Lyon, au joli nom, Monplaisir. Nos plaisirs naîtront ici ; d'un petit mouvement enroulé du poignet.
De l'autre côté de la rue, un mur clair au soleil entre deux giboulées. On est en mars. Mars 1895, le lundi 19, et midi va bientôt sonner. Pourvu que le soleil tienne un gros quart d'heure. Sinon, on reviendra demain. Le bon Vernier a l'habitude ; M. Louis et M. Auguste n'en sont pas à leur coup d'essai. Mais, aujourd'hui, on expérimente autre chose. Pourtant, c'est la même boîte en bois qu'en février, tout en hauteur, avec ses montants de cuivre, son gros oeil à la grosse lentille et ses drôles de rouages, sa croix de Malte et son pied-de-biche de machine à coudre (venue d'un rêve de M. Louis pendant une fièvre). Le tout vissé sur un trépied dont les griffes menacent le parquet. Peut-être que les patrons ont pris les patins.
Vernier ouvre la fenêtre et referme un peu les volets, les laissant à peine entrebâillés, au diamètre de l'objectif en verre et en laiton. En face, quand «ils» sortiront, il ne faut pas qu' «ils» voient. L'aîné, M. Auguste, 33 ans, regarde sa montre. M. Louis, 31 ans, «cadre» la petite porte à gauche, le grand portail, à droite, avec, en fond, le hangar où «ils» s'affairent : l'usine Lumière. Une détonation sympathique: Vernier a débouché sa meilleure bouteille. Voilà comment, par déférence, on trinque, sans le savoir, à l'avenir.
M. Louis et M. Auguste se demandent si le Celluloïd va tenir. Ils ont envoyé Promio, un autre contremaître, un autre ami, jeune et séducteur, jusqu'à la New York Celluloid Company pour la quérir. Le «support» des futures femmes fatales débarquera donc en France dans les malles d'un tombeur (Freud, qui baguenaude à Paris, en eût souri) pour remplacer le papier transparent (mais pas assez) chipé aux métiers des passementiers. Quatorze mètres de bande enduite de l'émulsion Etiquette bleue, qui sauva l'affaire Lumière de la faillite. Chacun recouvre son assurance grâce au mâcon bien frais. Certes, Auguste et Louis boivent plutôt du chablis, chez eux, à cent pas, dans la maison de papa Antoine (un bon patron vit près de ses ateliers, les mauvais aussi, à en croire les romans de M. Zola), baptisée Château-Lumière. Le peuple a du génie dans le sobriquet. Un autre gorgeon ? Midi va sonner.
Ce n'est plus, en ce siècle industrieux, la cloche de l'église qui donne l'heure, c'est la sirène des usines. Suivie du grincement des roulettes d'acier du grand portail sur leurs rails. Il faut «tourner». Tourner la manivelle (métaphore de la création au siècle suivant). «Tu prends dans ta jolie petite main cette jolie manivelle, et tu la tournes à la vitesse de quinze images par seconde. Cela correspond exactement à deux tours. Tu peux même prendre la manivelle entre le pouce et l'index et relever l'auriculaire, si tu veux faire plus distingué... Les petites dames y seront certainement très sensibles». La mécanique apprenait l'art de la séduction bien avant l'invention de l'obscurité complice des salles de M. Pathé, de M. Gaumont. Pour l'instant, M. Louis ne s'intéresse qu'à ce qui pénètre l'oeilleton. Des dames et des messieurs, un cheval noir, un cheval blanc, un chien jouant et jappant dans le silence. Les hommes portent des casquettes ou des canotiers, des gilets étriqués. Les dames sont en blouse blanche ou sombre. Presque toutes en chapeau. On ne sortait pas «en cheveux» des usines Lumière, à Lyon. C'eût été bon pour des garces. Qui travaillent dans d'autres maisons.
Certains bavardent, certains rient, il faut dire qu'on est lundi. De quoi peuvent-ils bien causer, avec cette démarche de danseurs trop scintillants ? De la dégradation du capitaine Dreyfus ? Elle date du 5 janvier. Mais, du coup, le sabre goupillonne «Les Gaietés de l'escadron», au théâtre de l'Ambigu-Comique, à Paris. De la démission du président de la République, Casimir-Perier, refusant d'être une potiche entre les mains des socialistes et du président du Conseil, Charles Dupuy ? Félix Faure l'a déjà remplacé. Ils ignorent qu'Oscar Wilde, poète et irlandais, va être condamné pour homosexualité par les Anglais. Et que Nice, la traîtresse, recevra la reine Victoria. Certes, 30 000 de nos soldats - leurs fils, leurs fiancés - se battent à Madagascar. Et il paraîtrait que les frères Peugeot, quincailliers devenus automobilistes, prévoient pour leur personnel une assurance contre les accidents du travail ainsi qu'une caisse de retraite, construisent un hôpital, des écoles, des logements. Et Limoges est sur le point d'accoucher de la CGT. Ce n'est pas cela, l'Histoire. L'Histoire, en ce moment, c'est de passer devant les volets presque fermés du contremaître Vernier.
En ce lundi 19 mars, en une minute, à «La Sortie des usines Lumière», les ouvriers sont entrés dans l'éternité. Le calendrier proclama le printemps deux jours après.
Jean-Pierre Dufreigne
(source)
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