mardi 19 juin 1984

Il m’écrivait...


À chaque retour d’Afrique, il faisait escale à l’île de Sal, qui est bien un rocher de sel au milieu de l’Atlantique. Au bout de l’île, passé le village de Santa Maria et son cimetière aux tombes peintes, il suffit de marcher devant soi pour rencontrer le désert. Il m’écrivait « J’ai compris les visions. Tout d’un coup, on est dans le désert comme dans la nuit. Tout ce qui n’est pas lui n’existe plus. Les images qui se proposent, on ne veut pas les croire. 

« Et c’est là, que, d’eux-mêmes, sont venus se greffer mes trois enfants d’Islande. J’ai repris le plan dans son intégralité, en rajoutant cette fin un peu floue, ce cadre tremblotant sous la force du vent qui nous giflait sur la falaise, tout ce que j’avais coupé pour “faire propre” et qui disait mieux que le reste ce que je voyais dans cet instant-là, pourquoi je le tenais à bout de bras, à bout de zoom, jusqu’à son dernier 25° de seconde... La ville d’Heimaey s’étendait au-dessous de nous, et lorsque, cinq ans après, Haroun Tazieff m’a envoyé ce qu’il venait de tourner au même endroit, il ne me manquait que le nom pour apprendre que la nature fait ses propres Dondo-yaki. Le volcan de l’île s’était réveillé. J’ai regardé ces images, et c’était comme si toute l’année 65 venait de se recouvrir de cendres.

« Il suffisait donc d’attendre, et la planète mettait elle-même en scène le travail du Temps. J’ai revu ce qui avait été ma fenêtre, j’ai vu émerger des toitures et des balcons familiers, les balises des promenades que je faisais tous les jours à travers la ville et jusqu’à la falaise où j’avais rencontré les enfants. Le chat à chaussettes blanches que Garouk avait eu la délicatesse de filmer pour moi a trouvé naturellement sa place, et j’ai pensé que de toutes les prières au Temps qui avaient jalonné ce voyage, la plus juste était celle de la dame de Go To Ku Ji qui disait simplement à la chatte Tora : Chatte aimée, où que tu sois, puisse ton âme connaître la paix. 

« Et puis le voyage à son tour est entré dans la Zone. Hayao m’a montré mes images déjà atteintes par le lichen du Temps, libérées du mensonge qui avait prolongé l’existence de ces instants avalés par la Spirale. 

« Quand le printemps venait, quand chaque corbeau pour l’annoncer augmentait son cri d’un demi-ton, je prenais le train vert de la Yamanote Line et je descendais à la gare de Tokyo, voisine de la Poste Centrale. Même si la rue était vide, je m’immobilisais au feu rouge, à la japonaise, afin de laisser la place aux esprits des voitures cassées. Même si je n’attendais aucune lettre, je m’arrêtais devant la poste restante, car il faut honorer les esprits des lettres déchirées, et devant le guichet de la poste aérienne, pour saluer les esprits des lettres non envoyées. Je mesurais l’insupportable vanité de l’Occident qui n’a pas cessé de privilégier l’être sur le non-être, le dit sur le non-dit. Je marchais le long des petites échoppes des marchands de vêtements, j’entendais au loin la voix de M. Akao, répercutée par les haut- parleurs, qui avait monté d’un demi-ton. Enfin, je descendais dans la cave où mon copain le maniaque s’active devant ses graffiti électroniques. Au fond, son langage me touche parce qu’il s’adresse à cette part de nous qui s’obstine à dessiner des profils sur les murs des prisons. Une craie à suivre les contours de ce qui n’est pas, ou plus, ou pas encore. Une écriture dont chacun se servira pour composer sa propre liste des choses qui font battre le cœur, pour l’offrir, ou pour l’effacer. À ce moment-là la poésie sera faite par tous, et il y aura des émeus dans la Zone. » 

II m’écrit du Japon, il m’écrit d’Afrique. II m’écrit que maintenant il peut fixer le regard de la dame du marché de Praia, qui ne durait que le temps d’une image. 

Y aura-t-il un jour une dernière lettre ?


Chris Marker - Sans Soleil



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