Ce qu’il faut concevoir, c’est l’altération réciproque de l’univers et de la pensée. Altération métaphysique du monde par la conscience, altération physique de la conscience par le monde. Celle-ci se veut le miroir du monde, son miroir critique, mais elle participe en fait de son destin matériel et donc de l’incertitude du monde et de son illusion fondamentale. Si l’univers connaissait le stade du miroir, la pensée serait ce stade du miroir. Mais l’univers ne connaît nulle part ce stade idéal d’un sujet face à son objet et à lui-même, ce stade réflexif de la connaissance. Si la connaissance est réflexive, la pensée, elle, est réversible. Elle n’est qu’un cas particulier dans l’enchaînement du monde (peut-être le maillon le plus faible ?). Elle est partie factuelle, phénoménale, du monde, et n’a plus le privilège de l’universel en regard de la singularité de l’événement incomparable du monde. Une énergie mentale, irréductible à la conscience du sujet, et qui nous traverse comme n’importe quelle énergie matérielle.
C’est donc comme destin spécifique, comme destin original de l’espèce que la pensée doit rester une part maudite, et comme telle vouée au sacrifice. Mais au fil de l’entreprise actuelle qui vise à liquider tout ce dont l’échange est impossible, au profit d’une communication universelle, la part maudite rétrécit comme une peau de chagrin. Chaque désir exaucé par la technique le fait se rétrécir inexorablement. Jusqu'à ce retournement fantastique où c’est l’univers même de la banalité radicale qui devient notre part maudite, notre absence de destin en même temps que notre échéance finale. Nous sommes immergés dans une part maudite qui n’est plus du tout celle, sacrificielle, de Bataille, et au sein de laquelle la pensée, comme vestige héroïque, a bien du mal à se frayer une voie.
Peut-être la pensée est-elle, dans cette situation hors-jeu, face à cette réalité intégrale, l’équivalent d’une fable – de la fable qu’est devenu le monde lui-même depuis que, selon le dire de Nietzsche, « nous avons liquidé, en même temps que le monde vrai, celui de l’apparence » ?
Là encore nous avons affaire à la coïncidence insoluble d’un monde devenu simultanément réalité intégrale, intégralement réel, et fable, mythe, c’est-à-dire ni vrai ni réel, et qui n’a même plus besoin d’être vrai : le monde tel qu’il est, au-delà de toute interprétation – celui du devenir peut-être, dans son enchaînement et sa discontinuité à la fois. Car, sous l’illusion de la profondeur, ce monde-ci n’est que détail et fragment (ce pour quoi le discours a tant de mal à en rendre compte). Et s’il y a une telle désillusion sur les événements du monde, où tout justifie un pessimisme radical, auquel correspond non seulement l’intelligence du mal, mais celle du pire, il reste une perception vitale de l’autre monde, subliminal, celui des coïncidences heureuses, de la magie du détail, là où tout s’enchaîne selon des affinités électives installées (je dis peut-être cela sous le coup d’un accident heureux). Il y a ainsi une balance entre tout ce qui va mal de par la volonté de faire le bien, et tout ce qui s’arrange involontairement pour le mieux – une balance, et non pas une justice, car, dans la balance de la justice, ce qui compte, c’est la balance, et non pas la justice.
Qu’on prenne le parti du mal, de l’irréconciliable, ou celui du bien et de la solution finale, qu’on choisisse l’apocalypse du Bien ou celle du Mal, la rhétorique de l’espoir ou celle du désespoir – finalement, le monde continue. Et s’il continue, c’est qu’il n’a pas de fin.
Jean Baudrillard - Heterodafé (in Cahier de l'Herne)
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