jeudi 21 juin 1984

La zone franche


Je me rappellerai toujours cette matinée où j'ai connu Fellini, une matinée "fabuleuse" selon son tropisme le plus familier. Nous sommes partis ensemble dans sa voiture massive et molle, ivre et très précise, tout comme lui-même, en quittant la Piazza del Popolo, et de rue en rue, nous sommes arrivés en rase campagne. Avions-nous pris la Flaminia ? l'Aurelia ? la Cassia ? La seule chose physiquement certaine était qu'il s'agissait bien de la campagne avec des routes goudronnées, des distributeurs d'essence, quelques femmes, quelques jeunes paysans en vélo et une immense ceinture de verdure baignée de soleil encore froid, qui recouvrait tout. Fellini conduisait d'une main, et éraflait çà et là des bouts de paysage, risquant sans cesse d'écraser les jeunes ou d'atterrir dans le fossé tout en donnant l'impression qu'en réalité une telle chose était impossible. Il conduisait la voiture comme par magie, comme s'il la tirait et la tenait suspendue à un fil. Avec une main posée sur le volant de la voiture donc, maternelle comme une vieille peau et concentrée comme un alchimiste, de l'autre il se tirait et s'enroulait les cheveux, en utilisant son index comme un tour ou un fuseau. Ainsi il me racontait en m'entraînant dans cette campagne noyée dans la suprême et meilleure douceur de la prime saison, l'intrigue des Notti di Cabiria. Et moi, chaton péruvien auprès du gros matou siamois, j'écoutais, un livre d'Auerbach dans la poche.

Je ne comprenais pas encore Fellini. Je croyais identifier en tant que limitation ce qui par la suite s'est avéré être chez lui une immense et totale vertu.

Imaginez un immense escargot, aussi grand qu'une ville -- Knossos ou Palmyre -- où vous pénétrez comme l'un des héros de Rabelais : à l'intérieur vous ne découvrez, au début, que des choses décevantes, comme un pompiste ou une petite pute qui fait le trottoir en tenue de bande dessinée : vous éprouvez un sentiment de disproportion entre l'immensité du lieu et la mesquinerie du concret-sensible qui s'y trouve mais ensuite peu à peu vous vous apercevez que l'escargot-labyrinthe digère et assimile tout dans ses entrailles, horribles et radieuses, vous aussi, si vous n'y prenez garde.

La "forme" humaine que possède en propre Fellini vacille sans cesse : elle tend à se rétablir et à se reconstituer sur le dernier modèle qui l'a "suggestionnée". Une énorme tâche qui selon l'imagination peut ressembler à un poulpe une amibe agrandie au microscope une ruine aztèque un chat noyé. Mais il suffit d'un léger coup de vent d'ouest, d'un dérapage de la voiture, pour tout remélanger et retransformer ce monceau en homme : un homme très doux intelligent malin et effarouché avec deux oreilles créées dans le plus parfait laboratoire d'appareils acoustiques et une bouche qui répand autour d'elle les phonèmes les plus curieux jamais nés du croisement des dialectes de Rome et de la Romagne. Cris, exclamations, interjections, diminutifs, tout l'attirail pré-grammatical hérité de Pascoli.

Je redoutais, d'après son article sur les Notti la disproportion entre le concret-sensible de ton, de cadre et de goût réaliste, et l'imaginaire d'origine presque surréelle, bien que transformé par l'humour. L'ayant noté, je le lui dis le soir suivant (nous étions toujours dans le ventre de sa voiture arrêtée et éclairée dans une grande allée tout bête, là où pouvait s'être amarrée la grande "tapineuse" que nous recherchions, la Bombe). Il m'écoutait blotti, recroquevillé sur un siège rouge, tel une poule couveuse ou tel la Madone del Manto, avec ses grosses joues, ses yeux bistrés où s'imprimait tantôt l'attention lumineuse, tantôt l'angoisse, comme une teinte plus opaque, qui le rendait par moment tellement humain, avec sa rétine, sa pupille noisette, qu'il en devenait presque drôle et extrêmement chaleureux quand, par exemple, il était pris de timidité devant mon Auerbach.

Nous n'avons jamais trouvé la Bombe, bien que nous ratissions toutes ces allées qui serpentent et s'enroulent autour de la Passeggiata Archeologica, avec ses grappes de rouges putains éclairées de biais par les feux des voitures et ses malfrats, par cliques ou solitaires, à califourchon sur les murs, leur petit cul cambré et le col du blouson gracieusement relevé autour de leurs têtes soignées comme des gâteaux de mariage, la raie droite et blanche, les frisettes, la banane au vent.

La Bombe fut pendant de nombreuses nuits notre unique but : la retrouver, en train de racoler parmi les arbres des allées ou au Colisée ou entre les portails de la Piazza Cavour, n'était pas loin d'avoir acquis une signification symbolique. En réalité, la trouver, nous ne le voulions pas vraiment, et nous ne l'avons pas trouvée. La Vérité doit rester cachée, intérieure et idéale.

A sa place nous avons trouvé de nombreuses reproductions des aspects terrestres et quotidiens de la Vérité. A foison. Et moi, donc, je croyais que la Vérité était une et commune à nous deux : ou du moins qu'il y avait en nous et entre nous une zone franche où l'accueillir où la reconstruire où l'analyser ensemble.


Pier Paolo Pasolini


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