Si le monde est ce qu’il est, d’où vient l’illusion des apparences, d’où vient la hantise de la vérité ? D’où vient la transcendance ? Si la conscience, comme Dieu d’ailleurs, fait encore partie de l’illusion du monde, celle-ci n’étant à son tour illusion que pour la conscience, c’est-à-dire relative à un être hypothétique et indéchiffrable… le tourniquet est infini. Inutile donc de se prendre pour Dieu et le sujet pour pôle de la connaissance. Définitivement, entre la pensée et le monde, c’est une relation duelle et réversible. Entre elle et le monde, c’est « l’Autre par lui-même ».
Selon les trois théorèmes fondamentaux :
- Le monde nous a été donné comme énigmatique et inintelligible, et la tâche de la pensée est de le rendre, si possible, encore plus énigmatique et plus inintelligible.
- Puisque le monde évolue vers un état de choses délirant, nous devons prendre sur lui un point de vue délirant.
- Le joueur ne doit jamais être plus grand que le jeu lui-même. Ni le théoricien plus grand que la théorie, ni la théorie plus grande que le monde lui-même.
(« Et chaque dieu, semblable au dieu des dieux même, est toujours plus vaste que la sphère de son action. »)
Telles sont les prémices et les règles du jeu. Et qu’est-ce qui en résulte ?
Fini le point de vue critique, moral, politique, idéologique ou philosophique : la pensée se délocalise vers l’inhumain. L’incertitude devient la règle du jeu. Mais qu’en est-il d’une pensée devenue inhumaine, non-subjective, excentrique, une pensée-événement, une pensée-catastrophe ?
Ayant rendu le jeu au jeu et l’illusion à l’illusion sans passer par la vérité, et les apparences aux apparences sans passer par le sens, est-ce qu’elle ne change pas elle-même le cours du monde (tout en disant que c’est le monde qui nous pense) ? L’irruption de cette forme venue d’ailleurs n’en n’interrompt-elle pas le cours ? Ou est-ce qu’elle l’accélère ? Est-ce elle, la pensée du Rien, qui crée l’incertitude du monde, ou n’en est-elle que le reflet ? Est-ce que la pensée du Rien n’altère pas la continuité du Rien ? Et aussi : quel est ce sujet qui pense que c’est le monde qui nous pense ? Est-ce encore un sujet ?
Jean Baudrillard - Heterodafé (in Cahier de l'Herne)
(signe amical et (ir)respectueux à Olivier Verley)
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