samedi 30 juin 1984

Le Paradis perdu



Unique Fils que j'ai engendré, vois−tu quelle rage transporte notre adversaire ? Ni les bornes prescrites, ni les barreaux de l'Enfer, ni toutes les chaînes amoncelées sur lui, ni même du profond chaos l'interruption immense, ne l'ont pu retenir ; tant il semble enclin à une vengeance désespérée qui retombera sur sa tête rebelle. Maintenant, après avoir rompu tous ses liens, il vole non loin du Ciel sur les limites de la lumière, directement vers le monde nouvellement crée, et vers l'homme placé là, dans le dessein d'essayer s'il pourra le détruire par la force, ou, ce qui serait pire, le pervertir par quelque fallacieux artifice ; et il le pervertira : l'homme écoutera ses mensonges flatteurs, et transgressera facilement l'unique commandement, l'unique gage de son obéissance : il tombera lui et sa race infidèle. 

A qui sera la faute ? à qui, si ce n'est à lui seul ? Ingrat ! il avait de moi tout ce qu'il pouvait avoir je l'avais fait juste et droit, capable de se soutenir, quoique libre de tomber. Je créai tels tous les pouvoirs éthérés et tous les esprits, ceux qui se soutinrent et ceux qui tombèrent : librement se sont soutenus ceux qui se sont soutenus, et tombés ceux qui sont tombés. N'étant pas libres, quelle preuve sincère auraient−ils pu donner d'une vraie obéissance, de leur constante foi ou de leur amour ? Lorsqu'ils n'auraient fait seulement que ce qu'ils auraient été contraints de faire, et non ce qu'ils auraient voulu, quelle louange en auraient−ils pu recevoir ? quel plaisir aurais−je trouvé dans une obéissance ainsi rendue, alors que la volonté et la raison (raison est aussi choix), inutiles et vaines, toutes deux dépouillées de liberté, toutes deux passives, eussent servi la nécessité, non pas moi ? 

Ainsi créés, comme il appartenait de droit, ils ne peuvent donc justement accuser leur Créateur, ou leur nature, ou leur destinée, comme si la prédestination, dominant leur volonté, en disposa par un décret absolu, ou par une prescience suprême. Eux−mêmes ont décrété leur propre révolte, moi non : si je l'ai prévue, ma prescience n'a eu aucune influence sur leur faute, qui, n'étant pas prévue, n'en aurait pas moins été certaine. 

Ainsi, sans la moindre impulsion, sans la moindre ombre de destinée ou de chose quelconque par moi immuablement prévue, ils pèchent, auteurs de tout pour eux−mêmes, à la fois en ce qu'ils jugent et en ce qu'ils choisissent car ainsi je les ai créés libres, et libres ils doivent demeurer, jusqu'à ce qu'ils s'enchaînent eux−mêmes. Autrement, il me faudrait changer leur nature, révoquer le haut décret irrévocable, éternel, par qui fut ordonnée leur liberté : eux seuls ont ordonné leur chute. 

Les premiers coupables tombèrent par leur propre suggestion, tentés par eux−mêmes, par eux−mêmes dépravés : l'homme tombe déçu par les premiers coupables. L'homme, à cause de cela, trouvera grâce ; les autres n'en trouveront point. Par la miséricorde et par la justice, dans le ciel et sur la terre, ainsi ma gloire triomphera ; mais la miséricorde, la première et la dernière, brillera la plus éclatante.


John Milton - Le Paradis perdu
traduit de l'anglais par Chateaubriand


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