Fernando Pessoa a toujours souffert de ne pas se sentir être. Pour lui, ce n’est pas seulement la vraie vie qui est absente, mais toute vie est absence. Il faut donc rendre visible, sensible, cette absence ontologique. A la base de chaque être, il existe un principe d’incomplétude. L’être, insuffisant, a besoin d’un autre. L’individu cherche, non pas à être reconnu, mais à être contesté : « (...) il va, pour exister, vers l’autre qui le conteste et parfois le nie, afin qu’il ne commence d’être que dans cette privation qui le rend conscient de l’impossibilité d’être lui-même » (Blanchot, La communauté inavouable). La création d’identités multiples peut donc répondre, en quelque sorte, à un sursaut vital visant à protéger le sujet d’un anéantissement total. En effet, la diffraction en plusieurs doubles permet de surseoir à l’inexistence ressentie. Fernando Pessoa va donc se livrer à l’invention de moi-autres, aussi fictifs - ou aussi réels - que le moi de Fernando Pessoa. Ces autres auxquels il donnera vie, Pessoa les appellera les hétéronymes, rejetant alors toute parenté avec la pseudonymie qui pour lui n’est qu’un jeu :
« L’œuvre pseudonyme est celle de l’auteur « en sa propre personne », moins la signature de son nom ; l’œuvre hétéronyme est celle de l’auteur « hors de sa personne », elle est celle d’une individualité totalement fabriquée par lui, comme le seraient les répliques d’un personnage issu d’une pièce de théâtre quelconque écrite de sa main ». (FP)
Certes, il souffrait de ne pas se sentir être, mais peut-être faudrait-il dire qu’il souffrait aussi de n’être que lui, ce moi unique qu’il ne reconnaissait pas comme le sien. Il se percevait comme étant plusieurs :
« Je ne sais qui je suis, quelle âme je possède. Si je parle avec sincérité, je ne sais de quelle sincérité il s’agit. Je suis diversement autre d’un moi dont je ne sais s’il existe (ni s’il est ces autres). J’éprouve des croyances que je n’ai pas. Je subis le charme de désirs que je répudie. Mon attention, perpétuellement concentrée sur moi-même, me dénonce perpétuellement des trahisons de l’âme envers un caractère que peut-être je ne possède pas, et que peut-être elle ne m’attribue pas non plus. Je me sens multiple. Je suis comme une salle peuplée d’innombrables et fantastiques miroirs, qui gauchissent en reflets mensongers une seule réalité antérieure, qui ne se trouve en aucun d’eux, et pourtant se trouve en tous. De même que le panthéiste se sent arbre ou fleur, de même je me sens différents êtres à la fois. Je me sens vivre en moi des vies étrangères, de façon incomplète, comme si mon être participait de tous les hommes, mais incomplètement de chacun d’eux, grâce à une somme de non-moi synthétisés en un seul moi postiche ». (FP)
Elisabeth Poulet - Les doubles de Monsieur Personne - Pessoa
(source)
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