Ce que nous voyons ne vaut - ne vit - à nos yeux que par ce qui nous regarde. Inéluctable est pourtant la scission qui sépare en nous ce que nous voyons d'avec ce qui nous regarde. Il faudrait donc repartir de ce paradoxe où l'acte de voir ne se déploie qu'à s'ouvrir en deux. Inéluctable paradoxe - Joyce l'a bien écrit : "inéluctable modalité du visible", en un fameux paragraphe du chapitre où s'ouvre la trame gigantesque d'Ulysse :
Inéluctable modalité du visible (ineluctable modality of the visible) : tout au moins cela, sinon plus, qui est pensé à travers mes yeux. Signatures de tout ce que je suis appelé à lire ici, frai et varech qu'apporte la vague, la marée qui monte, ce soulier rouilleux. Vert-pituite, bleu-argent, rouille : signes colorés. Limites du diaphane. Mais il ajoute : dans les corps. Donc il les connaissait corps avant de les connaître colorés. Comment ? En cognant sa caboche contre, parbleu. Il était chauve et millionnaire, maestro di color che sanno. Limite du diaphane dans. Pourquoi dans ? Diaphane, adiaphane. Si on peut passer les cinq doigts à travers, c'est une grille, sinon, une porte. Fermons les yeux pour voir.
Voilà donc proféré, oeuvré dans la langue, ce qu'imposerait à nos regards l'inéluctable modalité du visible : inéluctable et paradoxale, paradoxale parce qu'inéluctable. Joyce nous entretient de la pensée, mais ce qui est pensée là ne surgira que comme une traversée physique, quelque chose qui passe à travers les yeux (thought through my eyes) comme une main passerait à travers une grille. (...) In bodies, écrit Joyce, suggérant déjà que les corps, ces objets premiers de toute connaissance et de toute visibilité, sont des choses à toucher, à caresser, des obstacles contre quoi "cogner sa caboche" (by knocking his sconce against them) ; mais aussi des choses d'où sortir et où rentrer, des volumes doués de vides, de poches ou de réceptacles organiques, bouches, sexes, peut-être l'oeil lui-même. Et voilà que surgit l'obsédante question : quand nous voyons ce qui est devant nous, pourquoi quelque chose d'autre toujours nous regarde, à imposer un dans, un dedans ? "Pourquoi dans ?" se demande Joyce. Quelques lignes plus loin, il sera question de contempler (gaze) un ventre maternel originaire, "gros de toutes les grossesses, bouclier de vélin tendu, non, un monceau blanc de blé qui demeure auroral, nacré, maintenant et à jamais dans tous les siècles des siècles. Ventre de péché", infernal creuset. Et nous comprenons alors que les corps, spécialement les corps féminins et maternels, imposent l'inéluctable mode de leur visibilité comme autant de choses où "passer - ou ne pas pouvoir passer - ses cinq doigts", ainsi qu'on le fait tous les jours en passant les grilles ou les portes de nos maisons. "Fermons les yeux pour voir" (shut your eyes and see) - telle sera donc la conclusion du fameux passage.
Georges Didi-Huberman - Ce que nous voyons, ce qui nous regarde
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