Il faut rentrer pour écrire, au moins rentrer chez soi. C'est donc une double distance qui s'instaure entre « l'expérience » du terrain et l'écriture : la distance de soi à soi (que signifie ce que j'ai vécu et observé à chaud ?) qui tend à se confondre avec la distance des autres à soi, pourtant bien différente parce que cette dernière procède de la théorie du « regard éloigné ». A-t-on jamais pris garde que l'exigence de « méthode » à laquelle obéit l'ethnologue (être dedans et dehors, près et loin), outre qu'elle redouble sa manière obligatoire de travailler - il faut bien rentrer pour écrire, mettre de la distance entre le soi plus près des autres et celui qui va les décrire -, est celle-là même qui pourrait définir la mémoire ? Le souvenir se construit à distance comme une oeuvre d'art, mais comme un oeuvre d'art déjà lointaine qui a d'emblée accédé au statut de ruine parce que, à vrai dire, si exact qu'il puisse être dans le détail, il n'a jamais été la vérité de personne, ni de celui qui écrit, puisqu'il a besoin de recul temporel pour le voir enfin, ni de ceux qu'il décrit, puisqu'il est au mieux l'inconscient dessin de leur évolutions, l'architecture secrète qui ne se découvre qu'à distance.
Lévi-Strauss a pressenti l'étroite parenté de l'ethnologie et de la mémoire (ou de l'oubli) et, au-delà, l'analogie du souvenir et de la ruine. Et, très remarquablement, c'est dans un passage où il faisait de la première une exigence de méthode que la seconde s'est imposée à lui, sous l'effet d'une écriture emportée par ses métaphores jusqu'au point où elles n'en sont plus, images plutôt d'un concept qui n'ose pas se dire : « En roulant mes souvenirs dans son flux, l'oubli a fait plus que les user et les ensevelir. Le profond édifice qu'il a construit de ces fragments propose à mes pas un équilibre plus stable, un dessin plus clair à ma vue. Un ordre a été substitué à un autre. Entre ces deux falaises maintenant à distance mon regard et son objet, les années qui les ruinent ont commencé à entasser les débris. Les arêtes s'amenuisent, des pans entiers s'effondrent ; les temps et les lieux se heurtent, se juxtaposent ou s'inversent, comme les sédiments disloqués par les tremblements d'une écorce vieillie. Tel détail, infime et ancien, jaillit comme un pic ; tandis que des couches entières de mon passé s'affaissent sans laisser de trace. Des événements sans rapport apparent, provenant de périodes et de régions hétéroclites, glissent les uns sur les autres et soudain s'immobilisent en un semblant de castel dont un architecte plus sage que mon histoire eût médité les plans. » (in Tristes tropiques)
Marc Augé - Le temps en ruines
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