"Qu’est-ce qui nous a éloigné l’un de l’autre ? Si je me regarde dans le miroir et que je m’interroge, je me vois à l’envers, une écriture solitaire, et je ne me comprends plus. Dans ce grand froid qui règne, nous nous serions froidement détournés l’un de l’autre, malgré cet amour insatiable de l’un pour l’autre ? (...) Mais un amour insatiable pour toi ne m’a jamais quitté et je cherche à présent dans les ruines et les airs, dans le vent glacé et sous le soleil, les mots pour toi qui me jetteraient de nouveau dans tes bras. Car je languis loin de toi."
Dans le poème plus tardif, Böhmen liegt am Meer (La Bohême est au bord de la mer) (1964), Bachmann esquisse un nouvel espace social et littéraire autour d’un mot intraduisible en français, le verbe grenzen qui signifie littéralement en allemand avoir une frontière commune, être tendu vers, confiner à. La frontière est alors autant ce qui sépare que ce qui relie, elle est fluide, poreuse, perméable — le lieu de la rencontre de l’un et de l’autre ni identiques, ni différents, ni totalement séparés, ni totalement réunis, le lieu du partage, dans le sens ambigu que Jean-Luc Nancy reconnaît au mot, à la fois ligne de démarcation et de participation. Dans cet espace, le non-moi qui confine au moi, c’est non seulement l’autre et tout élément du monde, mais aussi le mot (das Wort) :
"Ma frontière accoste encore un autre mot et un autre pays,
ma frontière accoste, même si peu, toujours plus les autres frontières"
Ainsi le texte bachmannien met-il en œuvre son méridien propre, un espace utopique où tout confine à son contraire, l’un à l’autre, le moi au monde, la mort à la vie, le mot à l’être. C’est l’espace d’une autre logique, pour laquelle les contraires, au lieu de s’exclure, se complètent. L’individu défini dans son unité circonscrite au Même n’est plus au centre de l’univers, car l’autre est le prolongement du Moi. C’est l’espace de l’errance du désir infini de rejoindre l’autre sans jamais se confondre avec lui.
"Te suivre, je voudrais te suivre, lorsque tu seras mort, me retourner vers toi, même si je risque d’être changé en pierre, je voudrais résonner, faire pleurer les animaux et fleurir les pierres, de chaque branche exhaler le parfum." (Le Poème au lecteur)
Le regard en arrière n’est pas ici seulement celui d’Orphée se retournant par amour vers Eurydice. C’est aussi le regard de la femme de Lot se retournant vers Sodome en feu et transformée en colonne de sel pour avoir enfreint l’injonction de ne pas se retourner. Mélange étonnant des traditions biblique et gréco-romaine, une fois de plus. Ce que soulignent ces lignes, c’est moins la perte d’Eurydice que la pétrification du poème, le rapport à la pierre, et le rapport entre pierre, poétologie et judéïté, tellement fondamental pour Celan. Mais ce qu’ébauchent ces lignes, dans le souvenir de la pierre qui fleurit, c’est la tentative de surmonter le risque de pétrification. Le texte cependant s’arrête brusquement là, le poème se brise, un texte de plus qui débouche, béant, sur l’aporie.
Il se peut aussi qu’il s’agisse ici de mettre en évidence, en mêlant les traditions, le fait que l’interdit du regard en arrière, qu’il soit orphique ou biblique, est avant tout et à l’origine un interdit religieux (ce qui était manifeste, semble-t-il, aux premiers temps du mythe d’Orphée), et que c’est donc toujours en fait la même loi du Père, celle à laquelle il n’est plus possible d’adhérer désormais, qui interdit de se retourner vers le passé tout en se projetant vers l’avenir, c’est-à-dire qu’il y ait à la fois amour et souvenir, écriture et lien vivant à l’autre. C’est la loi du Père qui condamne celui qui enfreint l’interdit à la pétrification.
"Augen im Sterbegeklüft / Yeux dans les crevasses du mourir" (Schneebett/Lit de neige)
C’est dans une lézarde du mur, dans Malina, seul roman achevé du cycle programmé des Différentes façons de mourir, que disparaît finalement Moi. Moi qui voulait tout à la fois aimer et écrire, "se reproduire avec les mots et reproduire Ivan (l’amant) également" pour "engendrer ainsi une nouvelle espèce". Moi, tout en étant Eurydice, la femme aimante condamnée à disparaître, suit le parcours d’Orphée : amour (premier chapitre), descente aux enfers (deuxième chapitre), remontée au jour et mort, non pas déchirée par des furies, mais emmurée, réduite au silence. Ce n’est pas Malina le meurtrier, mais il s’agit tout de même d’un crime ("C’était un meurtre" / "Es war Mord" sont les derniers mots du roman), auquel Malina n’est pas étranger, lui qui élimine toute trace de la femme, ni Ivan d’ailleurs, l’amant, qui refuse l’amour et ne vient pas au secours, lorsque, sur le point d’être emmurée, Moi l’appelle. Quant à Moi, qui "vit en Ivan et meurt en Malina", sa disparition relève aussi de l’auto-destruction, car c’est d’elle-même qu’elle entre dans le mur, après avoir remis sa plume à Malina. On comprend que rien n’est simple dans cette disparition de la femme aimante et écrivante, que les responsabilités sont partagées, car les limites des identités sont floues, perméables, voire interchangeables. Seule certitude : le crime, la violence mortelle, le fascisme du "troisième homme", du Père, du grand ordonnateur de la mort, qui enferme dans les chambres à gaz, viole et tue — celui-là existe toujours et continue de régner sur le monde, aujourd’hui encore, même si, au grand jour, il sait déguiser sa véritable identité sous un masque débonnaire. Car "c’est toujours la guerre" (Malina).
A travers le personnage de son héroïne, emmurée vivante, Ingeborg Bachmann dénonce un art et renonce à un art qui accepte de vouer Eurydice à l’ombre, Orphée à la perte et l’œuvre à la pierre. Moi disparaît en même temps que la possibilité d’écrire et d’aimer simultanément. Mais en remettant à Malina sa plume, elle ne signifie pas qu’elle se résigne à un roman qui soit une mort, selon la formule de Barthes. Car Malina, employé au ministère des armées, n’a pour vocation que de raconter "les histoires dont sont faites la grande Histoire", c’est-à-dire des histoires non d’amour, mais de guerre et de mort. En mettant en scène la mort de la femme aimante et écrivante, Bachmann stigmatise les limites de l’écriture à venir de Malina ; et surtout elle construit simultanément, en filigrane, une autre façon d’écrire qui passe par la destruction du temple, non sans faire écho à ce que prescrit Maurice Blanchot : "écrire, c’est vouloir détruire le temple, avant de l’édifier ; c’est du moins, avant d’en passer le seuil, s’interroger sur les servitudes d’un tel lieu, sur la faute originelle que constituera la décision de s’y clôturer. Ecrire, c’est finalement se refuser à passer le seuil, se refuser à ’écrire’ ". Le récit dans Malina, c’est à la fois la relation de l’événement qui justifie la destruction du temple, c’est-à-dire la perte d’amour menant à la mort d’Eurydice-Orphée, de celle qu’il n’est donc pas permis de nommer Orphea, puisqu’il lui est interdit d’être à la fois Eurydice et Orphée ; et c’est l’événement même que constitue la reconstruction d’une autre forme d’écriture, qui mêlent les formes et les genres, défait, déstructure, fragmente et répète, multiplie les rythmes, procède par variations successives d’un thème. Le traitement du mythe d’Orphée est exemplaire de ce qui est à l’œuvre dans cette écriture : la déconstruction est constitutive de la reconstruction, une reconstruction fragmentée, transformée, détournée, voilée, mêlant différents mythes et différentes traditions mythiques, à peine identifiable tellement elle est bouleversée.
L’écriture est musicale, polyphonique, c’est une synchronie de voix, plus proche de l’opéra que du roman. La voix de Celan, en particulier, est donnée à découvrir et à entendre, sourde, souterraine, cryptée dans le texte — seule façon d’évoquer l’amour d’une femme et d’un homme qui furent poète(sse)s : la rencontre, secrète, à peine audible, de deux voix, un chant peut-être, peut-être juste une musique : "Tu ne dois pas pleurer / dit une musique. / Sinon / personne / ne dit / rien." C’est cela, pour Ingeborg Bachmann, le livre à venir.
Françoise Rétif - Entre ombre et lumière
(source)
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