L'année de mes onze ans, j'étais en Afrique. Je venais de Berre (Bouches-du-Rhône), j'allais y retourner, le dépaysement était grand, et les souvenirs que j'en ai sont tous heureux.
L'un des plus marquants fut l'intrusion, dans notre appartement du second, d'un nuage de papillons noirs, par un jour de grand soleil comme il me semble qu'ils le furent tous, excepté d'effroyables pluies qui me ravissaient. L'effroi, encore lui, le disputa à l'excitation ; mon père les chassa à coups de balai puis nous les regardâmes passer, innombrables, derrière la baie vitrée du balcon ; leurs bruissements conjugués produisaient un surprenant vacarme. J'avais vraiment senti ce jour-là ce qu'était une force de la nature, et j'en redemandais.
Il y a une école à deux pas dans notre rue, mais elle n’accepte que les blancs. J’irai donc dans une autre, l'école de Bougainville, à trois ou quatre pâtés de maisons, à pied : le racisme, littéralement, me fait suer.
Nous portons l’uniforme : chemisette et short kaki pour les garçons, robe à carreaux vichy pour les filles. Chaque matin, dans la cour de latérite, cette terre brun rouge qu’il y a partout, nous entonnons L’Abidjanaise ― Tes fils chère Côte d'Ivoire / Fiers artisans de ta grandeur / Tous rassemblés pour ta gloire / Te bâtiront dans le bonheur ― cependant qu’on hisse les couleurs, orange blanc vert (ce me semble une version daltonienne du drapeau français).
La jeune Libanaise à ma droite en pinçait pour moi ; à ma première visite chez elle on m’avait offert des chardons, ces bonbons à la liqueur enrobés de sucre bleu imitant les piquants de la fleur, si j’y retournai par la suite c’était dans l’espoir d’en boulotter d’autres ; espoir bien compris par ma petite amoureuse, qui veillait à ce qu’on en renouvelât les stocks. Nous n’avons pas même échangé un baiser.
C’est que je n’avais d’yeux que pour le fils de nos voisins, Sylvain, mon tout premier béguin. Qui n’en a jamais rien su, évidemment ― il eût fallu que moi-même je le susse, or c’était loin d’être si clair dans mon esprit.
L'Afrique ne vit pas moins l'éveil de ma sensualité.
J’ai dit que le soleil m’avait paru régner toujours, à l’exception de la saison des pluies. Ladite saison fermait l’école, mais aussi un match des Éléphants, l’équipe de football nationale, ou la moindre indisposition du bien-aimé chef de la nation, dont le nom cadencé, Félix Houphouët-Boigny, retentissait cent fois par jour ; de même, si ce dernier recevait un homologue (bien qu’il fût incomparable) ou s'il donnait une allocution, tout le pays s’arrêtait, et la classe avec lui. Bref j’étais très souvent en vacances.
C’était un petit monde. Deux immeubles bas se faisant face au fond d’une cour ombreuse, entre des manguiers. Près de l’entrée de la résidence, qu’une arche de verdure séparait de la rue poussiéreuse, une maison individuelle, qu’habita les six premiers mois la famille de Sylvain.
Il m’attendait à la sortie des cours, puisque tout de même il m’arrivait d’en suivre. Envieux de mon cartable, quand son père, un petit magouilleur violent et fanfaron qui trimbalait sa smala par toute l’Afrique, ne tenait jamais sa promesse de l’inscrire enfin à l’école, faute de se fixer nulle part. Il était presque analphabète, comme une calamiteuse partie de scrabble, qu’il n’avait pas osé refuser, me l’avait appris de façon très embarrassante pour nous deux. Je me souviens qu’il avait proposé toran, pour torrent.
Je lui montrais mes cahiers, lui répétais mes leçons. On pouvait dire qu’il se réfugiait dans notre appartement du second. Les disputes fleuries de ses parents étaient la fable de la résidence et avaient rythmé quelques soirées. Jusque tard il traînait dans la cour. Il était doux et triste. Les nuits étaient noires.
Un jour des policiers étaient venus, peu après la famille avait disparu. Je me demande encore ce que Sylvain est devenu.
Didier da Silva - Un roi en slip de bain
( ici )
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