vendredi 13 juillet 1984

Jouer avec le feu


L’arrivée d’une nouvelle élève, Nadine, est le point de départ d’une analyse des relations interraciales au lycée d’Abidjan. Réunis par Jean Rouch, les élèves interprètent leur propre personnage dans une « fiction » qui met à nu les relations amicales et sentimentales entre blancs et noirs. Jean Rouch, à ce sujet, nous dit :

« Je travaillais à Abidjan à l'époque. Je venais de tourner Moi, un Noir et j'habitais alors la capitale de la Côte d'Ivoire. Il y avait là un type merveilleux qui était le directeur de l'Institut français d'Afrique Noire. Il était géographe et géologue et considérait que l'enseignement secondaire que l'on donnait au lycée était très mauvais, que c'était un enseignement raciste qui ne permettait pas de comprendre la situation. Et il avait invité des élèves de première à venir chez lui pour réfléchir à ce problème. Ils devaient construire l'Afrique de demain et il fallait qu'ils sortent de leur petite scolarité. C'est ainsi que j'ai connu les élèves de première du lycée d'Abidjan. Je m'étais aperçu qu'effectivement ils étaient bons latinistes, bons grammairiens - les étudiants africains étaient meilleurs que les étudiants français - et qu'ils savaient que quelque chose allait se passer, que l'Afrique deviendrait indépendante. Il était temps d'avoir un enseignement qui tiennent compte de ce qu'était l'Afrique. A ce moment là, avec leur complicité, j'ai proposé de faire un film qui s'appellerait La Pyramide humaine d'après le poème de Paul Eluard, et dans lequel on traiterait du problème des relations entre Blancs et Noirs dans une classe de première. C'était jouer avec le feu. Les parents ne voulaient pas de cela. (...) Nous avons inventé une histoire tirée du titre La Pyramide humaine : « A l'école, elle est assise devant moi, et quand elle se retourne pour me demander la solution d'un problème, innocente, ses yeux me confondent. » 

C'était cela le film : les amours de la plus belle des étudiantes de première avec des Africains et des Européens, et ce que cela représentait pendant cette période de vacances. Là, nous jouions vraiment avec le feu parce que ce n'était pas facile, et nous sommes très rapidement tombés sur le fait que l'on ouvrait une brèche indispensable car ces gens vivaient chez eux, sans jamais se voir. Il n'y avait jamais une invitation mutuelle. On a brouillé toutes ces cartes. J'ai demandé aux uns de jouer le rôle des racistes et aux autres le rôle des non racistes. (...) On a joué ce jeu très étrange et qui posait toutes les questions difficiles, comme la relation des problèmes de la Côte d'Ivoire avec ceux d'Afrique du Sud. Je découvrais ainsi que seule Denise Koulibali était au courant de l'apartheid. Les autres ignoraient complètement ce qui se passait là-bas. Alors à ce moment là, cela devenait passionnant (...) Mais nous avons été pris d'une sorte de délire. Nous ne savions pas très bien comment suivre le fil. Nous avons donc décidé de retourner les séquences qui manquaient et d'avoir un producteur : Braunberger, qui nous a tout de suite obligé à avoir une équipe technique complète. (...) Ce film m'a permis d'aborder le problème du racisme qui n'avait jamais été abordé de cette manière là. Et si nous l'avons terminé par un drame, c'est un peu parce que je me suis laissé emporter par le jeu des acteurs. Tous ces garçons avaient 17, 18 ans, et à partir du moment où nous les filmions, où ils voyaient leur image, ils croyaient que c'était vrai ! (...) Quand je le revois, je sais que l'on jouait avec le feu tout le temps. Car ce qu'ils disaient était vrai. Ils étaient racistes. Les Noirs haïssaient les Blancs et les Blancs haïssaient les Noirs, mais ils savaient qu'ils avaient à faire une route en commun. Et le drame jusqu'alors latent a éclaté au moment de la contestation de l'apartheid en Afrique du Sud. A ce moment là, le groupe s'est dispersé. Et maintenant, ils m'ont demandé de revenir présenter le film à Abidjan car ils pensent qu'il était prémonitoire ! Nous avons sorti La Pyramide humaine comme un film anti-raciste : il a été distingué comme tel. Mais au départ c'était juste une espèce de comédie singulière... »


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