jeudi 5 juillet 1984

L’attente de la révélation


Le premier mot qui m’est venu à l’esprit pour résumer ton travail est celui de la réhumanisation. Ça te parle ou pas du tout ? 

Je ne sais pas. Je me sens proche d’un film comme Nanouk l’Esquimau de Robert Flaherty. Je ne sais pas si c’est un documentaire, mais c’est un film qui est, si l’on veut, du côté humaniste et qui va au-delà de l’exotisme. Ce qu’il nous montre, on peut le trouver chez nous. Des enfants qui mangent, la vie domestique… J’y retrouve le même intérêt pour les hommes que dans les films d’Ozu. C’est difficile pour moi de faire la part entre mon statut de spectateur et mon statut de cinéaste. En fait, tu me poses une question et je te réponds en tant que spectateur. Sans doute parce qu’il est plus facile de parler des films des autres. 


L’une des premières choses que tu m’as racontée sur toi et qui m’a marquée, je pense à tout jamais, c’est que quand tu étais jeune, tu venais à Paris comme en pèlerinage pour rencontrer Robert Bresson. Est-ce que tu peux nous en parler ? 

Oui, mon rapport au cinéma est très lié à Paris. Je venais ici pour voir des films qu’on ne pouvait pas voir en Espagne à cause de Franco, mais pas seulement à cause de lui car il est mort depuis déjà longtemps et je continue de venir à Paris pour voir des films. Aujourd’hui il y a une nouvelle censure qui n’est pas celle du fascisme mais celle de l’économie, agressive elle aussi. Je m’installais dans un hôtel du Quartier Latin pour aller dans des salles comme le Reflet Médicis, le Champo ou encore Action Écoles. Je voyais des films de Jean-Marie Straub, de Vincente Minelli, d’Ernst Lubitsch, de Jean Renoir, de Carmelo Bene et de beaucoup d’autres. Et Bresson, oui, c’était le mythe, la grande référence. À l’époque j’étais très naïf. Quand je l’ai rencontré, je ne parlais pas français. Bresson était très patient avec moi. Lors de la première séance, on parlait de son film Mouchette et en particulier du son. Je me rappelle sa présence aristotélicienne, ses cheveux blancs. 


Comment s’est passée la première rencontre ? 

Je l’ai appelé. Il passait ses week-ends à la campagne. Il m’a donné rendez-vous dans son appartement de l’île Saint-Louis. Il y avait beaucoup de portes, comme dans son cinéma. Nous avons parlé de mon premier long-métrage, réalisé à l’âge de 22 ans et intitulé Los motivos de Berta. Quand je lui ai dit que c’était un film en noir et blanc, il m’a demandé : « Mais pourquoi en noir et blanc ? » Il a ouvert une fenêtre qui donne sur Notre-Dame et m’a dit : « La vie est en couleur ». C’est d’une telle évidence, une bêtise dirait-on, mais des phrases simples comme celles-ci, si bien tournées, m’ont fait réfléchir sur le cinéma. Il posait des questions aussi. Comme dans un examen. De préférence sur son propre cinéma. Je venais de voir L’Argent. Et il me demanda ce qu’il y avait de nouveau dans ce film. Je répondis très vite : « l’ellipse. » « Très bien », me dit-il. À l’époque, il était très enthousiasmé par son prochain long-métrage : Genèse, qui devait se terminer sur l’image de la tour de Babel et qui, pour Bresson, caractérisait la vie moderne. Lors de notre rencontre suivante, hélas, il m’a annoncé qu’il n’avait pas trouvé l’argent pour faire le film. Par la suite, il a eu l’idée de tourner un autre film, « sur l ‘argent », disait-il, dans le casino de Monte-Carlo. Mais lors de notre troisième rencontre (il y en a eu six en tout) il m’a annoncé un nouvel échec : il n’avait pas trouvé l’argent pour produire le film et le casino de Monte-Carlo avait refusé sa demande. Il devait donc abandonner ce projet. C’était comme si j’assistais à une d’agonie. Voyant ses projets échouer les uns après les autres, je me sentais très triste en partant de chez lui. 


Est-ce que c’est à lui, en partie, que tu dois ta prédilection, ta sensibilité aux questions de l’urbanisme ? 

Elle vient de mes lectures et des films que j’ai vus. En France cette sensibilité a été largement expérimentée. Je pense notamment à l’urbanisme dans le cinéma d’Eric Rohmer et dans celui de Tati. Par ailleurs, j’ai rencontré Tati à Barcelone, ma ville. Il est venu présenter un film dans un ciné-club. J’ai parlé quatre heures avec lui. Après, j’ai eu un sentiment de culpabilité car il est mort huit mois plus tard. Je me suis dit que je l’avais fatigué. Il parlait de Confusion, son prochain film qui, comme Genèse, est resté une idée. Genèse de Robert Bresson, Confusion de Tati, de grands films comme l’adaptation du Capital de Marx par Eisenstein, Christophe Colomb d’Abel Gance, les films rêvés de Vertov… tant de films qui n’ont jamais vu le jour ! Je voulais faire une collection d’affiches de tous ces films pour leur donner une présence physique et pour prendre conscience que la grande histoire du cinéma, c’était celle des films qui n’ont pas pu être réalisés. 


Tu es un cinéaste cinéphile, un cinéaste à la fois expert des images et fasciné par elles. Je pense que quelque chose préoccupe ton cinéma, en particulier la question fondamentale du rôle des images, qui est manifeste dans la correspondance que tu viens de faire avec Jonas Mekas. Est-ce que les images, quand on en tourne autant que toi et Jonas, font écran au monde, ou est-ce qu’elles structurent son appréhension pour aider à mieux le voir ? 

Le tournage est très instinctif. Les idées sont découpées a posteriori. Le récit et le propos des images se révèlent après coup. Je crois qu’on essaie d’éviter les redites en allant à la rencontre de l’aléatoire, du hasard, du contact direct avec la vie. C’est le côté instinctif de Jonas qui me fait sentir proche de lui. J’avais très envie de faire cette correspondance avec lui. Jonas est très présent dans Guest : la flânerie avec la caméra, l’attente de la révélation. Une révélation qui ne vient pas d’elle-même, qui doit venir d’ailleurs. Je dois provoquer la rencontre avec le hasard pour trouver une vérité qui est en dehors de moi. Le désir d’avoir une révélation, c’est ce qui me pousse à faire du cinéma. Mais en tant que spectateur ce sont les grands contrôleurs de l’univers comme Ozu, Dreyer ou Chaplin, ceux qui contrôlent tous les éléments qui ont suscité mes grandes émotions au cinéma. 

Le rêve de tout cinéaste c’est Erich von Stroheim, qui avec son grand mégaphone dirige une ville entière, y compris sa circulation. Mais on est arrivé trop tard, ou bien on n’a pas le talent. Il faut faire autre chose. Je ressens toujours ce décalage entre le cinéma qui a provoqué de grandes émotions en moi et les contraintes auxquelles je me vois confronté en tant que réalisateur. Dans ma jeunesse, j’ai découvert une nouvelle génération de cinéastes dont faisaient partie Philippe Garrel et Marcel Hanoun. Leur cinéma était très différent, comme celui de Jonas Mekas. 

Mon rapport avec Jonas s’est construit à partir de ses textes. Je ne connaissais pas ses films, c’est à dire que je ne les ai pas vus mais je les ai lus ce qui m’a amené à réfléchir sur le rapport entre cinéma et désir. Pour ma génération, le désir est quelque chose de très important, qu’on ne connaît plus de nos jours car aujourd’hui on va voir un film avant d’en avoir le désir. J’ai connu l’histoire du cinéma à travers la photographie. Je regardais les photographies de films de Caligari, de Carné, je les rêvais, et mon désir de les voir grandissait. Je rentrais de l’école et passais devant les vitrines du cinéma pour voir si les photographies avaient été changées et je m’imaginais les films que je ne pouvais pas voir, soit parce qu’ils étaient interdits aux mineurs, soit parce que je n’avais pas assez d’argent de poche pour payer l’entrée. Et l’undergroundn’arrivait pas en Espagne. Donc je rêvais. La culture beatnik était très présente. On rêvait de la Factory de Warhol, du Velvet Underground, du Rock. Voilà, l’univers de mon adolescence, univers fortement influencé par Jonas. Pour voir un film, il fallait faire des sacrifices. Il fallait venir à Paris, prendre le train durant plusieurs heures et une fois le moment venu…, être en face de l’écran blanc, c’était sacré. Aujourd’hui, c’est banal. C’est très difficile de nos jours d’être touché par un film quand les DVD s’accumulent. Le temps pour rêver ce que l’on va voir est perdu. Cela a probablement aussi modifié les stratégies à l’œuvre dans la réalisation d’un film. L’espace du cinéma est à présent désacralisé. 

Dans mon expérience, le cinéma est lu. Et parfois les films que j’ai vus ne sont pas aussi importants que l’idée que je m’en suis faite à partir des textes. La lecture d’un film est très enrichissante. Elle permet de créer ses propres images, de se l’approprier.


José Luis Guerin


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