Retrouver le temps, le territoire et les autres
La réalité de l’historique c’est son présent. L’histoire passe, mais il y a un moment où elle est " présent " où elle est juste avant de devenir " passé ". Or, il y a une tyrannie aujourd’hui du temps réel de l’immédiateté, de l’ubiquité, de l’instantanéité. Cette tyrannie commence effectivement à être pesante dans ce que l’on appelle la mondialisation. La mondialisation est une mondialisation au niveau du temps, ce n’est pas une mondialisation au niveau de l’espace. Les antipodes sont toujours aux antipodes, les ruptures sociales entre le nord et le sud sont toujours là, les climats n’ont pas changé. La mondialisation c’est arriver dans ce point unique qui est un point absolu, délirant, où il n’y a plus que du présent, de l’immédiateté.
Je crois que les lofts, les squats sont des tentatives de retrouver un territoire parce qu’on ne peut pas s’en passer. Cette recherche de re-territorialisation représente une tentative de retour à l’espace réel. Il ne s’agit pas d’un retour dans le sens nostalgique. Personnellement, je me demande comment nous avons pu nous laisser piéger par l’idée d’un sixième continent totalement virtuel, la cyber mentalité, totalement en apesanteur où l’art serait enfin délivré de toutes les contingences au profit de signes, de chiffres..
Il y a trois corps dans l’histoire : il y a le corps territorial qui est le premier. Sans la planète, sans l’environnement il n’y a pas de corps social, qui est le second corps. Enfin, sans ce corps social il n’y a pas de corps animal, pas de re-production au sens génétique du terme.
En réalité, je crois que les artistes sont très conscient de la nécessité des trois corps. Le corps territorial : le lieu, l’espace réel ; Le corps social : l’autre, autrui, y compris l’étranger qui est le vrai Autre et quand on parle de l’autre on parle aussi de Dieu, c’est-à-dire de celui qui est au-delà de l’Autre et qui fait que je peux regarder l’Autre comme moi-même. Et enfin, le corps animal, l’intérêt pour le corps de chair, l’intérêt non pas pour le spectre ou le clone virtuel, mais pour la chair de ma chair, qui fait que quand l’autre souffre, je souffre.
Donc, je crois que le retour au corps territorial c’est-à-dire aux espaces de rencontre et de production, des espaces bien matériels, souvent bien crasseux, est nécessaire face à la tyrannie du temps réel, face à la " cyber mentalité ", face au spectre, au grand fantôme de la modernité c’est-à-dire des nouvelles technologies.
Jusqu’à présent, l’art, la culture, l’économie, la guerre, ont vécu dans l’historique, c’est-à-dire dans le local. L’histoire de Paris, n’est pas l’histoire de Londres, ou l’histoire de France n’est pas l’histoire de l’Afrique du Sud etc. Or, en ce moment avec les nouvelles technologies, on commence à vivre dans un temps astronomique. Le temps mondial, qui est le temps des planètes. Il y a un temps de la terre, comme il y a un temps de la lune, celui de mars etc. Or, ce temps-là, n’est pas un temps humain qui laisse des traces et qui est lié à une succession. Le temps humain n’est pas le temps de l’exposition instantanée, ce n’est pas le live.
Retrouver la ville, la commune, la communauté, le commun
Quelque part, il est sûr que ces communes que sont les squats, que sont les lofts, sont une sorte de grands cris pour retrouver la ville, la commune au sens de communauté d’habitation, communauté de vie, au sens de la cosmopolis. Les cités aujourd’hui, je parle en tant qu’urbaniste, sont en train de se scinder en ghettos, ghettos de riches, en ghated communities aux Etat-unis ou en ghettos de pauvres, en Asie ou à Sao Paulo etc.. A mon avis, le loft est le contraire du ghetto, ils est le lieu pour créer une commune. Non pas une communauté ethnique, une communauté politique ou une communauté sectaire, mais une communauté d’intérêts. Des intérêts pour l’autre et pour le milieu. Je pense qu’il n’y a pas d’intérêt pour l’autre sans intérêt pour le milieu.
De ce point de vue, je dirais que le parti écologique n’a pas assez bien joué son rôle. Il s’est trop occupé de la pollution, de la faune, de la flore. Il ne s’est pas assez occupé de la pollution de la relation. Le squat, la factory, la fabrique c’était d’abord une commune. A mon avis, le mot commun est un mot qu’il faudrait réhabiliter, il a été trop entaché du totalitarisme soviétique. Il faut réinventer la commune, contre la communauté ethnique, contre le ghetto sectaire ou religieux. Peut-être que la friche artistique est une occasion pour le faire, je l’espère, je l’espère, je ne fais que l’espérer.
Se construire au contact des autres
On nous a beaucoup parlé de la société de masse, à travers la critique du totalitarisme nazie ou soviétique. La révolution industrielle avait provoqué la standardisation des comportements, des produits. Nous arrivons à pire, c’est-à-dire à la synchronisation des opinions et des émotions à cause du temps réel. Une synchronisation des opinions publiques et des émotions à travers les médias, c’est le live. C’est la tentative d’un individualisme de masse qui s’appuie sur les émotions. Et les artistes se font facilement piéger là-dessus. Je crois qu’il y a une grande menace derrière la synchronisation de l’émotion.
L’expérience ce n’est pas seulement un phénomène scientifique. On sait bien qu’il n’y a pas de science sans expérience, mais je dirais qu’il n’y a pas de politique non plus sans expérience et surtout sans expérience d’autrui. L’expérience, c’est l’expérience du corps de l’autre, c’est l’expérience de la lutte avec l’autre ou au contraire de l’accord et du travail en commun. Et l’art en est le lieu par excellence, en particulier les arts qui, comme la danse ou le théâtre, ont besoin des corps. Je dirais aussi que les squats, les friches, sont des scènes, sont la récréation d’un théâtre de la communauté artistique.
Je crois qu’aujourd’hui la violence vient de la perte du tact et du contact avec autrui. Quand on n’a plus l’expérience du corps de l’autre, du corps dans le contact, il ne reste plus que la violence. Quand on ne dialogue plus on cogne. Et je crois que l’art est en train de se poser ces questions. Est-ce que l’art va continuer de dialoguer ou bien est-ce qu’il va cogner ? C’est-à-dire, est-ce qu’il va entrer dans l’incivilisation ? On parle d’incivilité dans les rues, mais je dirais qu’il y a des symptômes dans l’art contemporain d’incivilisation. Donc, il faut retrouver le dialogue. Et peut-être que ces lieux que sont les fabriques, qui sont de l’espace réel, sont les lieux de résistance à cette perte du dialogue et à cette perte de l’expérience du travail en commun.
Les expériences numériques sont d’une certaine façon une perte de l’expérience concrète. Or, aujourd’hui, je crains que l’on ait la même chose au niveau de l’art. C’est-à-dire que l’art, perd l’expérience de laboratoire l’expérience d’atelier, l’expérience territoriale pour rentrer dans l’expérience de pensée. C’est ce que l’on a appelé l’art conceptuel. Et le fait de voir des artistes abandonnés, parce que les squats, les friches sont des lieux où souvent les artistes sont abandonnés à eux mêmes, c’est-à-dire qu’ils sont là comme dans une sorte de " radeau de la méduse " – c’est peut être l’occasion de dire : " c’est là que ça peut se jouer ".
Or, l’art est face à cette question aujourd’hui : est-ce qu’on veut perdre le contact avec la substance, pour passer, à travers l’art conceptuel, dans l’expérience de pensée et demain dans l’expérience numérique, c’est à dire dans l’art qui se fait tout seul. Les Friches, serait des laboratoires de cette réinsertion de l’expérience commune entre science et technique et ce serait au bénéfice de l’art, de la technique et bien évidemment, de la science.
Des espaces pour dépasser l’échec de la ville, de la modernité
Moi, je crois effectivement que la volonté des artistes de rester en ville montre qu’ils ont compris que le grand échec du vingtième siècle c’est la ville, pour ne pas dire la commune. C’est dans la ville que se juge la civilité. J’emploie le terme de civilité par rapport à incivilité. La ville est la cosmopolis, elle est le lieu où s’ébauche la civilité. Ce n’est pas un hasard si au vingtième siècle tant de villes ont été détruites. Quelque part la ville était l’ennemi, l’ennemi de la mondialisation qui était déjà en gestation à travers les grands empires, coloniaux ou totalitaires, au sens historique du terme. Donc, moi je crois que c’est dans la ville que tout va se jouer. Je crois que nous allons passer de la géopolitique à la métropolitique. La concentration urbaine métropolitaine ou mégapolitaine est une préfiguration déjà ancienne, mais c’est une préfiguration de l’état terminal de l’espèce humaine. La volonté des artistes de revenir au centre est une manière de refuser d’être exilés, exilés de cette histoire qui se joue dans la concentration.
J’espère que ces lieux seront des lieux réfractaires à la marchandisation et à la grande liquidation. Les Friches sont le contraire de la privatisation, même s’ils elles n’en ont pas l’air. Ce sont des espaces critiques, des espaces en sursis, ce sont des espace qui – je l’espère – seront rebelles à la grande politique culturelle qui s’annonce, celle des médias et des grands trusts.
Dans le village ancien, il y avait un champs communal et je retrouve le mot commun. Ce n’était pas l’agora ni le forum, mais c’était l’équivalent. Lorsqu’il y avait des foires, des fêtes, on les faisait dans le champs communal. Or, j’ai envie de dire qu’il serait souhaitable que c’est lieux deviennent des champs communaux, c’est-à-dire des lieux d’échange d’expérience dans différents domaines, pas simplement dans le domaine de l’art et de la culture mais dans d’autres domaines.
A mon avis, ces lieux, ces territoires de l’art, pourraient être des lieux de questionnement sur " que fait-on maintenant ? ". Pas uniquement sur " qu’est-ce qu’on produit ? " ou " qu’est-ce qu’on fait face à une situation inextricable ? ". Parce que quand on pose des questions comme celles-là c’est qu’on n’a pas la solution. Ce n’est pas simplement pour faire de la manipulation, c’est plutôt pour bénéficier de l’intelligence collective de gens qui vivent dans l’expérience du commun, c’est-à-dire de l’échange, c’est-à-dire d’une production en commun. Je souhaiterais que ces friches soient des champs communaux de la question de la mondialisation, parce que la mondialisation est là, elle ne va pas s’arrêter après Porto Alègre, on y est. On est au cœur de cette question qui est sans réponse. Pour l’instant, elle est sans réponse.
Paul Virilio
(source)
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