mardi 31 juillet 1984

Ten


Il faut d’abord s’arrêter sur l’entorse au dispositif qu’organise Kiarostami. Après avoir véhiculé une prostituée, celle-ci sort de l’auto. La porte claque, le regard de la conductrice est raccordé au plan suivant. Une des deux caméras est orientée vers l’avant, à travers le pare-brise, et suit de dos celle qui n’a pas été filmée, pour des raisons de sécurité évidentes. Il s’agit de ce que l’on peut considérer comme un moment de mise en scène classique (raccord par le montage et changement d’angle). L’effet procuré est assez prodigieux, le regard, accoutumé à la fixité et aux deux uniques points de vue, est aspiré comme dans une impression de vertige (qui ferait presque songer au fameux travelling arrière-zoom avant en plongée verticale dans Vertigo de Hitchcock). La figure s’éloigne pour rejoindre un grand axe fréquenté afin de lever un client. Après quelques instants, elle s’embarque dans une vieille bagnole américaine.

Avec un dispositif a priori pauvre en possibilités cinématographiques, Kiarostami fait régner le cinéma en maître. En exploitant les différentes stratégies du champ et de son contre-champ, il suscite une formidable tension dramatique. Cela débute par le premier chapitre (10, le film avance à rebours), dans lequel le champ, le fils autoritaire et vociférant (un « zizi d’or » comme Marjane Satrapi, dans son album Broderies, désigne les mâles pourris gâtés en Iran), ne s’accompagne pas du contre-champ, sa mère conduisant. Ceci créant une attente, un suspense, celui du dévoilement, dans le chapitre suivant (9), d’un visage rayonnant aux traits gracieux, dont le portrait en creux est dressé dans cette première séquence : une femme indépendante qui a pris la liberté de divorcer. Ce dévoilement reste progressif, et se poursuit puisqu’il faut attendre le chapitre 7 pour que l’on puisse accéder à ce beau regard noir magnifié par un subtil maquillage, auparavant masqué par des lunettes de soleil. Dans le chapitre 9, la règle du champ-contrechamp est rétablie, même si la caméra ne prend pas toujours en charge l’énonciateur, inversant ainsi le dispositif classique. Sinon toutes, Ten explore de multiples variantes et possibilités autour d’une question cinématographique majeure : accorder ou refuser le contre-champ, respecter la grammaire classique ou la subvertir. Aussi, par le biais du montage, étape arbitraire de déconstruction-reconstruction, le cinéaste reprend ici ses droits. Kiarostami est un faux naïf réellement très malicieux qui, dans un contexte presque acinématographique, retrouve dans cette opération un pouvoir qu’il a délégué par ailleurs dans les autres étapes du film. La leçon de cinéma est splendide et limpide, celle d’un sage à la radicalité douce, poétique et bienveillante.

Kiarostami transforme ainsi un espace des plus réduits en une maison-cinéma. Par exemple, se joue dans cette auto un drame familial à la rudesse bergmanienne (on y songe notamment à cause de la violence verbale) sur l’incompréhension et l’incommunicabilité entre une mère et un fils n’acceptant pas le divorce de ses parents. Se déroulent aussi des mélodrames, hollywoodiens ou autres, entre fol espoir amoureux et ruptures sentimentales déchirantes. Le film se remplit d’autres films, cette jeune femme éconduite qui dévoile son crâne rasé est une rebelle sacrifiée ; une Jeanne d’Arc, de Dreyer ou de Bresson. Ten transpire le cinéma par tous ses pores, c’est un objet insondable, bouleversant et vertigineux qui se déploie de manière exponentielle. C’est aussi un film qui établit un pont entre ère numérique et magie primitive du cinéma. Une œuvre qui résonne longtemps dans l’esprit des spectateurs, elle est aussi un indéniable jalon dans l’histoire du cinéma.


Arnaud Hée


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