vendredi 6 juillet 1984

Traîtrises


Elia Kazan, depuis près de vingt ans l'accueil réservé à vos oeuvres, en France et en Europe, est empoisonné par votre attitude devant la Commission des activités anti-américaines. Il faudrait en finir avec ce malaise. 

Je ne peux pas en parler à la sauvette. J'écrirai un jour un livre là-dessus, en me servant des notes que j'ai prises à l'époque. On a trop souvent fait mon procès sans me connaître. Sans rien savoir des circonstances. 

Justement, il ne s'agit pas de faire votre procès. Je propose que nous parlions de cela sans agressivité, sans aucun parti pris, en replaçant l'événement dans son contexte. Le 14 janvier 1952, vous avez reconnu avoir été membre du parti communiste, mais (comme les autres hommes de gauche) vous avez refusé de donner des noms de « communistes ». Puis, le 10 avril suivant, spontanément, vous êtes revenu devant la commission, et vous avez livré une quinzaine de personnes, dont Clifford Odets. Pourquoi ce revirement ? 

Certains étaient mes amis. Je les ai prévenus de mon intention avant de témoigner. J'agissais ainsi parce que je pensais que, réellement, le parti communiste constituait une menace. En refusant de parler la première fois, je servais objectivement ses intérêts. J'ai d'ailleurs dénoncé uniquement par symbole. L'activité de ces gens était connue. Ils ne cachaient pas leurs opinions, pas plus que je n'avais caché les miennes. 

Vous vous rendez compte que, « par symbole », certains sont allés en prison, et que la plupart ont été privés de travail pendant des années ? 

Je le sais. Pour moi, c'est un grand tourment dans ma vie. J'en garde un terrible sentiment de culpabilité. Pourtant, je crois avoir eu raison d'agir ainsi. 

Vous ne pensiez pas sérieusement que ces gens de cinéma ou de théâtre avaient le pouvoir, ou même l'intention, de renverser la démocratie en Amérique ? Qu'ils constituaient une menace réelle ? 

Si, je pensais qu'ils pouvaient nuire, par leurs positions dans des secteurs intellectuels où se forme l'opinion. Ils n'avaient pas les moyens de détruire l'Etat, mais ils aidaient inconsciemment le parti communiste à le faire. 

Qu'est-ce qui vous a dressé point contre les communistes ? Le procès de Prague, à ce dont parle « l'Aveu » ? 

C'est beaucoup plus vieux. J'ai été exclu du parti communiste en 1936, après un procès miniature, parce que je ne supportais pas les directives et la dictature. En somme, j'ai été un antistalinien avant la lettre. C'était le temps des primés de Moscou. 

Le monde a changé. Est-ce que la fin de la guerre froide, la mort de Staline, la coexistence pacifique, l'évolution' des communistes, ont modifié votre opinion ? 

J'aimerais avoir eu tort. J'aimerais tellement. Mais avez-vous lu Soljenitsyne ? Savez-vous ce qui est arrivé -à Siniavski et à Daniel ? Avez-vous vu l'entrée des chars soviétiques à Prague en 1968? Toutes les fois que je voudrais revenir sur mon point de vue, quelque chose vient me prouver que rien, dans le fond, n'a changé. 

Vous aviez les hommes de droite comme alliés objectifs. Vous considérez-vous comme un homme de droite ? 

Absolument pas. Je n'ai pas attendu « l'Arrangement » pour contester l'Amérique. Je l'ai toujours contestée. Autant que Budd Schulberg ou Clifford Odets. Je ne dis pas cela pour excuser mes actes, mais parce que c'est la vérité. « Sur les Quais », « Un homme dans la foule », « la Fièvre dans le sang », dénoncent les tares de l'Amérique. 

Dans « l'Arrangement » (livre), un politicien fasciste nommé Collier tient une grande place. Pourquoi est-il si fort, si séduisant ? 

Parce qu'il ne faut pas se moquer des adversaires, les sous-estimer, les minimiser. Les fascistes comme Collier sont très forts pour manier le demi-mensonge. Un demi-mensonge aide à faire passer le reste. Le vice-président Agnew a un jour prétendu que les gauchistes faisaient la loi sur la côte Est. Il voulait dire que le « New York Times » fait la loi. C'était une demi-vérité. En fait, il suggérait, mais il ne voulait pas avouer le fond de sa pensée. Il impressionnait le public en brandissant une fausse menace. Il n'osait pas prononcer le mot « juif », mais c'étaient les juifs qu'il attaquait. Cela revenait à dire : « Les juifs font la loi sur la côte Est. » Il y a un antisémitisme latent assez effrayant. On entend couramment le slogan : « Les juifs avec les juifs. » C'est une idée fasciste. 

« L'Arrangement » décrit la crise d'un individu, qui reconsidère sa vie, abandonne son travail, sa femme, et met en question toutes les « valeurs » admises. Croyez-vous que le pays en soit à ce point de rupture, ou bien s'agit-il d'une révolte isolée ? 

Je pense absolument que les Etats-Unis sont coupés en deux, au bord d'une guerre civile. Le personnage de « l'Arrangement » est coupé en deux. Je suis coupé en deux moi-même, puisque je suis partagé entre mon amour de l'Amérique, qui m'a adopté alors que j'étais un fils d'immigrant grec, et mon aversion, mon découragement, devant ce qu'elle est devenue. Il y a partout « sécession ». 

Croyez-vous que le mouvement pourrait être précipité par une crise comme celle de 1929 ? 

Je doute qu'on réédite la crise de 1929. Mais il y a toujours une menace de « dépression » qui pèse sur la nuque des Américains. La Bourse flotte. Ce qui est certain, c'est que Nixon a été élu pour éviter la crise, en empêchant l'inflation. Et il ne peut stopper l'inflation qu'en poussant le pays au fascisme. Ce qu'il fait. 

Est-il possible de résister à cette tendance ? 

Je suis optimiste en ce moment, parce qu'une nouvelle gauche est en train de naître. Pas celle des communistes roulant en Cadillac. Une gauche composée d'étudiants, d'intellectuels, et qui commence à être suivie par la classe moyenne. Nixon parle souvent de sa « majorité silencieuse ». Ce silence n'est pas forcément approbateur. C'est un silence de crainte. Les gens se rendent compte que l'Amérique ne vit pas en conformisme avec sa morale, qui était généreuse. Ils en éprouvent un malaise. Ils se taisent, mais ils veulent que ça change. Mon personnage de « l'Arrangement », dans le film, ne dit rien pendant longtemps. C'est sa manière de protester. 

Mon optimisme est renforcé par l'attitude des Noirs. Ce sont eux qui ont commencé. Le fait qu'Eldrige Cleaver accepte maintenant les Blancs dans sa lutte (à la différence de Stockely Carmichaël, très « raciste ») renforce mon optimisme. La lutte raciale va devenir une lutte de classe, où tous les protestataires seront au coude à coude. C'est une évolution que Malcolm X avait annoncée. C'est pourquoi les « Black Muslims l'ont assassiné, d'ailleurs. Maintenant, le mouvement est irréversible.


Elia Kazan


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