Trois aspects des temps que nous vivons aujourd’hui sont très remarquables. Le premier est l’enthousiasme que nous mettons à rendre la planète inhabitable à notre propre espèce. Le second est l’effondrement économique et financier de nos sociétés dû à une disparition du travail par l’automation et à une tentative ridicule de remplacer le revenu de ceux qui continuent à travailler par un accès facilité au crédit, alors que les implications de la propriété privée drainent une portion toujours plus élevée du patrimoine vers une fraction toujours plus étroite de la population. Le troisième est notre perte de maîtrise sur la complexité, conséquence du fait que nous avons délégué les décisions de notre quotidien aux ordinateurs et que leur fonctionnement nous est devenu opaque parce qu’ils opèrent trop rapidement pour que nous puissions encore nous représenter de manière véridique ce qu’ils font exactement.
Le numérique n’a pas mis en place un monde véritablement neuf, mais en créant un cadre inédit, démultipliant et accélérant par plusieurs ordres de grandeur les moyens dont disposent chacun des camps en présence dans nos sociétés aux visages multiples, il modifie au sein de chacun des contextes et des sous-contextes existants, les rapports de force qui s’étaient établis dans le cadre des univers technologiques qui régnaient aux stades antérieurs. Richard Clarke, un ancien Secrétaire d’État américain, compare la situation présente à celle qui prévalait aux premiers jours de la Guerre froide : « On ne saisit pas encore très bien les nouvelles règles du jeu », dit-il.
À chaque époque, se retrouvent en présence des forces du changement et d’autres du maintien de l’ordre existant, voire de l’aggravation délibérée des pathologies de celui-ci. Ces forces antagonistes sont à l’œuvre en permanence. Leurs affrontements sont partiellement lisibles en surface mais pour leur plus grande part, restent cachés car souterrains. La partie invisible ne deviendra visible que plus tard ou, dans la plupart des cas, ne le deviendra jamais. Julien Assange de Wikileaks a voulu remédier à cela ; il n’a pas pris la pleine mesure du fait que la distinction entre le visible et le caché constitue aux yeux de nos dirigeants un absolu non-négociable. Il a recruté pour combattre avec lui, le juge espagnol déchu Baltasar Garzón, un autre idéaliste incapable de comprendre que la Realpolitik – qui agit d’une manière et produit quand il s’agit d’expliquer un baratin parlant de tout autre chose – relève de l’intangible.
L’immense réseau numérique que les ordinateurs constituent grâce à l’Internet et qui nous connecte tous désormais les uns aux autres à la surface du globe, est ouvert à toutes les formes possibles du piratage. La complexité du réseau génère sa fragilité. Celle-ci facilite le piratage par quiconque s’est familiarisé avec les langages qui permettent sa programmation.
Si l’on prend à titre d’exemple la lutte que mènent depuis la fin du XIXe siècle, les anarchistes partisans de la propagande par le fait contre l’État perçu comme bras armé de la bourgeoisie, on constate que dès l’origine, l’évolution technologique a constamment modifié le rapport de force existant entre ces anarchistes et l’appareil répressif qui combat leurs efforts visant à paralyser l’État en vue de son renversement. Les moyens dont ils disposent aujourd’hui sont sans commune mesure avec ceux que pouvaient mobiliser leurs prédécesseurs, mais les moyens dont dispose de son côté la police pour prévenir leurs actions sont eux aussi sans commune mesure avec ceux dont elle disposait autrefois.
Le couple constitué d’une part de la constellation informelle de hackers qui se fait appeler Anonymous, dont on peut considérer que les attaques de déni de service entraînant des pannes de serveurs intentionnelles et les détournements de pages toile, constituent de la propagande par le fait, et d’autre part des forces de police, voit alterner chacun pour son camp les victoires et les échecs dans une partie qui semble jusqu’ici équilibrée. Evgeny Morozov, un spécialiste des implications sociales du numérique, considère que « l’Internet se révélera le meilleur ami des tyrans », mais l’Internet est aussi, comme le montrent les exemples de l’Iran, de la Chine, et des pays impliqués dans le printemps arabe 2011, le meilleur ami de ceux qui sont les ennemis déclarés de ces mêmes tyrans.
N’importe qui, qu’il s’agisse d’un gouvernement, d’une firme privée ou d’un particulier, dispose aujourd’hui de la capacité d’accéder à l’ordinateur de n’importe quel utilisateur ordinaire, d’y procéder à des captures d’écran, d’enregistrer la totalité des mouvements de clavier, de lire ses e-mails, de copier ses mots de passe, d’accéder à ses comptes bancaires en ligne et d’y passer des opérations, de mettre en marche sa webcam à sa guise, de suivre ses conversations par Skype ou d’enregistrer la communication par Bluetooth entre composants électroniques de son ordinateur, ainsi que de transformer son téléphone portable en moyen infaillible de le suivre à la trace. Il suffit pour cela d’acheter le logiciel approprié : les prestataires de service existent, dont la loyauté est d’ailleurs assez élastique vis-à-vis de leur contrée d’origine : business is business ! Le 1984 de George Orwell est d’ores et déjà une mauvaise plaisanterie, touchante par sa naïveté.
Une guerre civile numérique a été initiée d’en haut par les gouvernements de pays pourtant réputés « démocratiques », alliés non seulement à leurs plus grosses entreprises nationales mais aussi à d’autres, transnationales celles-là, où leurs ennemis sont les citoyens ordinaires de leurs propres nations. L’enjeu de ces guerres civiles numériques est la redistribution de la richesse nouvellement créée.
La Révolution française s’est privée du moyen de réaliser ses buts en décrétant dans l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, la propriété privée comme « inviolable et sacrée ». Nous n’arrêtons pas d’en payer les conséquences depuis. Au sein du nouveau monde numérique, la propriété privée est encore bien moins à son affaire qu’elle ne l’était déjà à la fin du XVIIIe siècle, d’autant que les individus, les personnes privées, se sont vus retirer une part importante de leurs droits, alors que les personnes morales ont non seulement conservé ces droits mais ont acquis en sus d’autres privilèges liés à leur extra-territorialité de fait. Au nom du droit à la propriété intellectuelle, les gouvernements, pour plaire aux grandes entreprises avec lesquelles ils vivent en symbiose, mobilisent l’appareil répressif d’État pour pourchasser des adolescents téléchargeurs de chansons et de films, pour qui la gratuité va de soi. À l’occasion des Jeux Olympiques de Londres de l’été 2012, une police spéciale interdit aux commerçants d’exposer les anneaux olympiques et d’afficher l’expression « jeux olympiques » ou le mot « olympique » à leur devanture. Les historiens du XXIIe siècle – pour autant que l’air soit alors encore respirable – jugeront une telle hargne grotesque et méprisable.
Il y a à la guerre par piratage informatique, comme à toute guerre, deux dimensions : celle où s’opposent les nations entre elles et les guerres civiles qui voient s’affronter différents groupes au sein des mêmes nations. Je viens d’évoquer les secondes.
Les nations se livrent à la guerre depuis l’aube des temps. Les grandes guerres numériques d’aujourd’hui sont celles qui opposent les États-Unis et Israël à l’Iran, et celle qui oppose la Chine aux États-Unis et à l’Occident en général. Un expert de ces questions expliquait dans un entretien récent qu’une guerre électronique totale engagée par une nation contre une autre n’exige qu’une mise de fonds de six millions de dollars.
La guerre internationale présente deux dimensions : l’espionnage, et le sabotage. Dans le cas de l’espionnage, le belligérant s’efforce de ne pas être détecté. Ainsi par exemple « Flame », un logiciel malveillant opérationnel en Iran depuis mars 2010. Le laboratoire russe Kaspersky, qui détecta et révéla son existence estime que sa codification et sa maintenance ont dû requérir une équipe d’une vingtaine de programmeurs. Un deuxième exemple est le cheval de Troie informatique « Gauss », opérationnel depuis juin 2011, qui enregistre les opérations en ligne des banques libanaises, et leur piratage éventuel. L’opération « Commentaire », très certainement d’origine chinoise, constitue un troisième exemple - un « commentaire » est un type de page cachée sur la toile, ouvrant la voie vers la mémoire d’un ordinateur. Commentaire espionnait des entreprises américaines : firmes pétrolières, cabinets d’avocats de dissidents chinois, systèmes de sécurité de centrales nucléaires, etc. mais aussi les échanges entre membres de la Commission européenne.
Les opérations d’intelligence de ce type, visant les infrastructures vitales d’une nation, telle la gestion de son réseau électrique, de son approvisionnement en eau, ou du transport des produits alimentaires, se transforment en actes de guerre aussitôt qu’elles virent au sabotage. Comme le rappelait très à propos le P.-D.G. d’une firme de sécurité américaine : « Rien ne signale mieux que vous avez perdu la guerre que les villes de votre pays en proie à la famine ».
Le ver informatique « Stuxnet », le produit probablement d’un effort conjoint israélo-américain, constitue un exemple excellent d’activité de sabotage numérique dans le cadre d’une guerre entre nations. Stuxnet détruisit en Iran des centrifugeuses permettant l’enrichissement d’uranium à usage civil ou militaire. Le ver neutralisa d’abord les systèmes d’alerte de ces machines, les cassa ensuite en les obligeant à tourner trop rapidement, pour cacher ensuite son forfait en générant des rapports suggérant un fonctionnement sans histoire.
Le développement du numérique nous offre donc à voir au XXIe siècle des choses bien différentes de celles à quoi le XIXe et le XXe nous avaient habitués – qui nous avaient pourtant déjà étonnés en mal sous bien des rapports. Tout cela constitue en effet du neuf : de l’inédit authentique. Il est regrettable que le public n’ait pas pleinement pris conscience en 2012 de cette nouveauté et qu’il continue imperturbablement à se passionner pour les résultats du foot et des élections législatives.
Paul Jorion
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