vendredi 8 mars 2013

JB : sur l' "intelligence" artificielle



Si les hommes créent ou phantasment des machines intelligentes, c'est parce qu'ils désespèrent secrètement de leur intelligence, ou qu'ils succombent sous le poids d'une intelligence monstrueuse et inutile : ils l'exorcisent alors dans des machines pour pouvoir en jouer et en rire. Confier cette intelligence à des machines nous délivre en quelque sorte de toute prétention au savoir exhaustif, comme de confier le pouvoir à des hommes politiques nous permet de rire de toute prétention à gouverner les hommes. Si les hommes rêvent, contre toute évidence, de machines originales et géniales, c'est qu'ils désespèrent de leur originalité, ou qu'ils préfèrent s'en dessaisir et en jouir par machines interposées. Car ce qu'offrent ces machines, c'est d'abord le spectacle de la pensée, et les hommes, en les manipulant, s'adonnent au spectacle de la pensée plus qu'à la pensée même.

Ce n'est pas en vain qu'on les nomme virtuelles : c'est qu'elles maintiennent la pensée dans un suspense indéfini, lié à l'échéance d'un savoir exhaustif. L'acte de pensée y est indéfiniment différé. La question de la pensée ne peut même plus y être posée, pas plus que celle de la liberté des générations futures : elles traverseront la vie comme un espace aérien, attachées à leur siège. Ainsi les Hommes de l'Intelligence Artificielle traverseront leur espace mental attachés à leur computer. L'Homme Virtuel, immobile devant son ordinateur, fait l'amour par l'écran et ses cours par téléconférence. Il devient un handicapé moteur, et sans doute aussi cérébral. C'est à ce prix qu'il devient opérationnel. Comme on peut avancer que les lunettes ou les lentilles de contact deviendront un jour la prothèse intégrée d'une espèce d'où le regard aura disparu, ainsi peut-on craindre que l'intelligence artificielle et ses supports techniques deviennent la prothèse d'une espèce d'où la pensée aura disparu.

L'intelligence artificielle est sans intelligence, parce qu'elle est sans artifice. Le véritable artifice, c'est celui du corps dans la passion, celui du signe dans la séduction, de l'ambivalence dans les gestes, de l'ellipse dans le langage, du masque dans le visage, du trait qui altère le sens, et que pour cette raison on appelle trait d'esprit. Ces machines intelligentes, elles, ne sont artificielles que dans le sens le plus pauvre, celui de décomposer les opérations de langage, de sexe, de savoir, en leurs éléments les plus simples, de les digitaliser pour les resynthétiser selon des modèles. Générer toutes les possibilités d'un programme ou d'un objet en puissance. Or l'artifice n'a rien à voir avec ce qui génére, mais avec ce qui altère la réalité. Il est la puissance de l'illusion. Ces machines, elles, n'ont que la candeur du calcul et de l'opérationnel, et les seuls jeux qu'elles proposent sont des jeux de commutation et de combinaison. C'est en celà qu'elles peuvent être dites vertueuses et non seulement virtuelles : c'est qu'elles ne succombent même pas à leur propre objet, et ne sont même pas séduites par leur propre savoir. Ce qui fait leur vertu, c'est leur transparence, leur fonctionnalité, leur absence de passion et d'artifice. L'Intelligence Artificiellle est une machine célibataire.

Ce qui distinguera toujours le fonctionnement de l'homme et celui des machines, même les plus intelligentes, c'est l'ivresse de fonctionner, le plaisir. Inventer des machines qui aient du plaisir, voilà qui est heureusement encore au delà des pouvoirs de l'homme. Toutes sortes de prothèses peuvent aider à son plaisir, mais il ne peut en inventer qui jouiraient à sa place. Alors qu'il en invente qui travaillent, "pensent" ou se déplacent mieux que lui ou à sa place, il n'y a pas de prothèse, technique ou médiatique, du plaisir de l'homme, du plaisir d'être homme. Il faudrait pour celà que les machines aient une idée de l'homme, qu'elles puissent inventer l'homme, mais pour elles il est déjà trop tard, c'est lui qui les a inventées. C'est pourquoi l'homme peut excéder ce qu'il est, alors que les machines n'excéderont jamais ce qu'elles sont. Les plus intelligentes ne sont exactement que ce qu'elles sont, sauf peut-être dans l'accident et la défaillance, qu'on peut toujours leur imputer comme un désir obscur. Elles n'ont pas ce surcroit ironique de fonctionnement, cet excès de fonctionnement en quoi consistent le plaisir ou la souffrance, par où les hommes s'éloignent de leur définition et se rapprochent de leur fin. Hélas pour elle, jamais une machine n'excède sa propre opération, ce qui peut-être explique la mélancolie profonde des computers... toutes les machines sont célibataires. (pourtant la récente irruption des virus électroniques offre une anomalie remarquable : on dirait qu'il y a un malin plaisir des machines à amplifier, voire à produire des effets pervers, à excéder leur finalité par leur propre opération. Il y a là une péripétie ironique et passionante. Il se peut que l'intelligence artificielle se parodie elle même dans cette pathologie virale, inaugurant par là une sorte d'intelligence véritable.)

Le célibat de la machine entraine celui de l'homme Télematique. Tout comme il se donne devant son computer ou son wordprocessor le spectacle de son cerveau et de son intelligence, l'Homme Télématique se donne devant son minitel rose le spectacle de ses phantasmes et d'une jouissance virtuelle. Dans les deux cas, jouissance ou intelligence, il les exorcise dans l'interface avec la machine. L'AUTRE, l'interlocuteur sexuel ou cognitif, n'est jamais réellement visé, dans une traversée de l'écran évocatrice de la traversée du miroir. Ce qui est visé, c'est l'écran lui même comme lieu de l'interface. La machine (l'écran interactif) transforme le processus de communication, de relation de l'un à l'autre, en un processus de commutation, c'est à dire de réversibilité du même au même. Le secret de l'interface, c'est que l'Autre y est virtuellement le Même - l'altérité étant subrepticement confisquée par la machine. Ainsi le cycle le plus vraisemblable de la communication est-il celui des minitélistes roses qui passent de l'écran à l'échange téléphonique, puis au face à face, et puis quoi faire ? Eh bien, "on se téléphone", et puis on repasse au minitel, tellement plus érotique finalement, parce qu'ésotérique et transparent à la fois, forme pure de la communication, puisque sans promiscuité que celle de l'écran et d'un texte électronique en filigrane de la vie, nouvelle caverne platonicienne où voir défiler les ombres du plaisir charnel. Pourquoi se parler, quand il est si facile de communiquer ?

Nous vivions dans l'imaginaire du miroir, celui du dédoublement et de la scène, celui de l'altérité et de l'aliénation. Nous vivons aujourd'hui dans celui de la contiguité et du réseau. Toutes nos machines sont des écrans, nous-mêmes sommes devenus écrans, et l'interactivité des hommes est devenue celle des écrans. Rien de ce qui s'inscrit sur les écrans n'est fait pour être déchiffré en profondeur, mais bien pour être exploré instantanément, dans une abréaction immédiate au sens, dans une circonvolution immédiate de pôles de la représentation.

La lecture d'un écran est tout à fait différente de celle du regard. C'est une exploration digitale, où l'oeil circule selon une ligne brisée incessante. Le rapport à l'interlocuteur dans la communication, au savoir dans l'information est du même ordre : tactile et exploratoire. La voix dans la nouvelle informatique, ou même au téléphone, est une voix tactile, une voix nulle et fonctionnelle. Ce n'est plus exactement une voix, de même que pour l'écran, il ne s'agit plus exactement d'un regard. Tout le paradigme de la sensibilité a changé. Cette tactilité n'est pas le sens organique du toucher. Elle signifie simplement la contiguité épidermique de l'oeil et de l'image, la fin de la distance esthétique du regard. nous nous rapprochons infiniment de la surface de l'écran, nos yeux sont comme disséminés dans l'image. Nous n'avons plus la distance du spectateur par rapport à la scène, il n'y a plus de convention scénique. Et si nous tombons si facilement dans cette espèce de coma imaginaire de l'écran, c'est qu'il dessine un vide perpétuel que nous sommes sollicités de combler. Proxémie des images, promiscuité des images, pornographie tactile des images. Pourtant, paradoxalement, l'image est toujours à des années lumières. C'est toujours une télé-image. Elle est située à une distance très spéciale qu'on ne peut définir que com me infranchissable par le corps. La distance du langage, de la scène, du miroir est franchissable par le corps - c'est en celà qu'elle reste humaine et qu'elle prête à l'échange. L'écran lui est virtuel donc infranchissable. C'est pourquoi il ne se prête qu'à cette forme abstraite, définitivement abstraite, qu'est la communication.

Dans l'espace de la communication, les mots, les gestes, les regards sont en état de contiguité incessante, et pourtant ils ne se touchent jamais, c'est que ni la distance, ni la proximité ne sont celles du corps à ce qui l'entoure. L'écran de nos images, l'écran interactif, l'écran télématique sont à la fois trop proches et trop lointains : trop proches pour être vrais (pour avoir l'intensité dramatique d'un scène), trop loin pour être faux (pour avoir la distance complice de l'artifice). Ils créent de la sorte une dimension qui n'est plus exactement humaine, une dimension excentrique qui correspond à une dépolarisation de l'espace et à une indistinction des figures du corps.

Il n'y a pas de plus belle topologie que celle de Moebius pour désigner cette contiguité du proche et du lointain, de l'intérieur et de l'extérieur, de l'objet et du sujet dans la même spirale, où s'entrelacent aussi l'écran de nos ordinateurs et l'écran mental de notre prore cerveau. C'est selon le même modèle que l'information et la communication reviennent toujours sur elle même dans une sorte de circonvolution incestueuse : c'est qu'elles fonctionnent dans une continuité indéfinie, dans une indistinction superficielle du sujet et de l'objet, de l'intérieur et de l'extérieur, de la question et de la réponse, de léevènement et de l'image, qui ne peut se résoudre qu'en boucle, simulant a figure mathématique de l'infini.

Il en est de même dans notre relation à nos machines "virtuelles". L'Homme Télématique est assigné à l'appareil, comme l'appareil lui est assigné, par une involution de l'un dans l'autre. La machine fait ce que l'homme veut qu'elle fasse, mais celui-ci n'exécute en retour que ce que la machine est programmée pour faire. Il est opérateur de virtualité, et sa démarche n'est qu'en apparence de s'informer ou de communiquer, en réalité elle est d'explorer toutes les virtualités d'un programme, comme le joueur vise à épuiser toutes les virtualités du jeu. Dans l'usage de l'appareil photographique, par exemple, ces virtualités ne sont plus celles du sujet qui "réfléchit" le monde selon sa vision, ce sont celles de l'objet qui exploite la virtualité de l'objectif. Dans cette perspective, l'appareil photo est une machine qui altère toute volonté, qui efface toute intentionnalité et ne laisse transparaitre que le pur réflexe de prendre des photos. Le regard même est effacé, puisqu'il lui est substitué l'objectif, qui est complice de l'objet, et donc d'un retournement de la vision. C'est cette involution du sujet dans la boite noire, cette dévolution de sa vision à celle, impersonnelle, de l'appareil, qui sont magiques. Dans le miroir, c'est le sujet qui joue son imaginaire. Dans l'objectif, et sur les écrans en général, et à la faveur de toutes les techniques médiatiques et télématiques, c'est l'objet qui se livre "en puissance", dont la virtualité, et non la réalité, s'impose dans l'image.

C'est pourquoi toutes les images sont aujourd'hui possibles. C'est pourquoi tout est informatisable, c'est à dire commutable en lui même ou dans son opération digitale, comme tout individu est commutable en lui même selon sa formule génétique (tout le travail va être d'épuiser justement les virtualités de ce programme là, le code génétique, ce sera un des aspects fondamentaux de l'IA). Plus concrètement, celà signifie qu'il n'y a plus d'acte ni d'évènement qui ne se réfractent dans une image technique ou sur un écran, pas une action qui ne désire être photographiée, filmée, enregistrée, qui ne désire confluer en cette mémoire et devenir en elle même éternellement reproductible. Pas une action qui ne désire se transcender dans une éternité virtuelle, non plus celle, durable, d'après la mort, mais celle éphémère, de la ramification dans les mémoires artificielles. La compulsion virtuelle est celle d'exister en puissance sur tous les écrans et au coeur de tous les programmes, et elle devient une exigence magique.

Où est la liberté dans tout celà ? Elle est nulle. Il n'y a pas de choix, pas de décision finale. Toute décision en matière de réseau, d'écran, d'information, de communication, est sérielle, partielle, fragmentaire, fractale. Seule la succession des décisions partielles, la série microscopique des séquences et des objets partiels constitue le parcours, aussi bien du photographe que de l'Homme Télématique, ou de notre lecture télévisuelle la plus banale. La structure de tous ces gestes est quantique : c'est un ensemble aléatoire de décisions punctiformes. Et la fascination de tout ceci vient du vertige de cette boite noire, de cette incertitude qui met fin à notre liberté.

Suis-je un homme suis-je une machine ? Il n'y a plus de réponse à cette question anthropologique. C'est donc en quelque sorte la fin de l'anthropologie , elle même subrepticement confisquée par les machines et les technologies les plus récentes. Incertitude anthropologique née du perfectionnement des réseaux machiniques, tout comme l'incertitude sexuelle (suis-je un homme, suis-je une femme, qu'en est-il de la différence sexuelle ?) est née de la sophistication des techniques de l'inconscient et des techniques du corps, de la sophistication de l'indécidable, tout comme l'incertitude radicale quant au statut du sujet et de l'objet est née de la sophistication de l'analyse dans les microsciences.

Suis-je un homme suis-je une machine ? Dans le rapport du travailleur aux machines traditionnelles, il n'y a aucune ambiguité. Le travailleur est toujours de quelque façon étranger à la machine, et donc aliéné par elle. Il garde sa qualité précieuse d'homme aliéné. Tandis que les nouvelles technologies, les nouvelles machines, les nouvelles images, les écrans interactifs, ne m'aliènent pas du tout. Ils forment avec moi un circuit intégré. Vidéo, télé, computer, minitel, ce sont, telles les lentilles de contact, des prothèses transparentes qui sont comme intégrées au corps jusqu'à en faire génétiquement partie, comme les stimulateurs cardiaques, ou ce fameux "papoula" de K. Dick, petit implant publicitaire greffé dans le corps à la naissance et qui sert de signal d'alarme biologique. Toutes nos relations, volontaires ou non, avec les réseaux et les écrans quels qu'ils soient ; la forme même de la communication et de l'information est du même ordre : celle d'une structure asservie, non pas aliénée, celle d'un circuit intégré. La qualité d'homme ou de machine est indécidable. Le succès fantastique de l'IA ne vient-il pas du fait qu'elle nous délivre de l'intelligence réelle, du fait qu'en hypertrophiant le phénomène opérationnel de la pensée, elle nous délivre de toute l'ambiguité et la singularité de la pensée, et de l'énigme insoluble du rapport de la pensée avec le monde ? Le succès fantastique (encore que forcé et sollicité) de toutes ces technologies interactives ne vient-il pas de leur fonction d'exorcisme, et du fait que l'éternel problème de la liberté ne peut même plus être posé ? Quel soulagement ! Avec les machines virtuelles, plus de problème ! Vous n'êtes plus ni sujet, ni objet, ni libre, ni aliéné, ni l'un, ni l'autre : vous êtes le même dans le ravissement de ses commutations. On est passé de l'enfer des autres à l'extase du même, du purgatoire de l'altérité aux paradis artificiels de l'identité. Est-ce là le principe d'une liberté nouvelle ? D'aucuns diront d'une nouvelle servitude, mais l'Homme Télématique n'ayant pas de volonté propre, ne saurait être serf.

Ce qui reste c'est une immense incertitude. L'incertitude qui est à la racine même de l'euphorie opérationnelle, et qui résulte de la sophistication des réseaux d'information et de communication. Les sciences ont anticipé sur cette situation panique d'incertitude en en faisant un principe : l'approximation maximale du sujet et de l'objet dans l'interface expérimentale, l'évanouissement de leur position respective, génère ce statut définitif d'incertitude quant à la réalité de l'objet et à celle, objective, du savoir. Peut-être est-ce un progrès de la science, mais ce n'est plus un progrès objectif (comment pourrait-il être objectif quand ni l'objet ni les résultats de la science ne le sont plus ?). C'est un progrès qui délivre la science de l'objectivité, qui l'éloigne définitivement du monde réel et de ses propres finalités. Voilà qui est passionnant, et qui est le noyau d'une situation qui s'empare aujourd'hui de tous les registres humains : politique, social, sexuel, économique. L'incertitude en matière d'économie, liée précisement à la résurrection triomphale de cette "discipline'" est tout à fait réjouissante. Mais aussi bien l'expansion soudaine et fabuleuse des techniques de communication et d'information est liée à l'indécidabilité du savoir qui y circule, l'indécidabilité de savoir si il y a du savoir là dedans, tout comme dans la communication l'indécidabilité de savoir si il s'agit véritablement d'une forme d'échange, d'une forme réelle de l'échange.

Je défie quiconque d'en décider, sauf à faire semblant de croire que toutes ces techniques mènent finalement à un usage réel du monde, à des rencontres réelles etc... - mais alors, si c'est pour rejoindre le réel, pourquoi fallait-il le quitter, et pourquoi cet immense détour ? On ne comprend plus du tout l'enjeu de ces techniques si c'est pour leur assigner un objectif aussi mince. Non, l'enjeu crucial, actuel, c'est le jeu de l'incertitude. Nulle part nous ne pouvons y échapper. Mais nous ne sommes pas près de l'accepter, et le pire est que nous espérons réduire cette incertitude par plus d'information et de communication encore, dans une sorte de fuite en avant homéopathique, aggravant par là même la relation d'incertitude. Mais là encore, la chose est passionnante : la course-poursuite des techniques et de leurs effets pervers, de l'homme et de ses clones virtuels sur la piste réversible de l'anneau de Moebius est commencée.


Jean Baudrillard, Le Xerox et L'Infini
(source)


RdR : Affinités électriques, le songe obsédant
d'une physique de l'âme :  [1]  [2]  [3]  [4]

Robotisation / Intelligence Artificielle
via le blog de Paul Jorion


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