Différente en cela de l’art, la
science est authentiquement « progressive ». Les réalisations dans le
domaine de la recherche et de la technologie sont cumulatives ; chaque génération
commence au point où la précédente s’est arrêtée. En outre, les résultats de la
recherche désintéressée ont été appliqués d’une façon telle que les classes
supérieures et moyennes sont vues devenir de plus en plus riches. Il fallait
donc s’attendre que les penseurs professionnels de l’Occident, qui provenaient
tous de ces classes sociales, et que leur éducation avait familiarisés avec les
méthodes et les réalisations de la science, eussent extrapolé les tendances « progressives »
de la technologie, et fondé sur elles une théorie générale de la vie humaine.
Le monde, affirmaient-ils devenait constamment meilleur, matériellement,
intellectuellement et moralement, et cette amélioration était en quelque sorte
inévitable et inhérente à la nature même des choses. La théorie du progrès –
théorie qui était devenue un dogme, et presque, en vérité, un axiome de la
pensée populaire – était nouvelle, et, du point de vue chrétien orthodoxe,
hérétique. Pour l’orthodoxie, l’homme était un être déchu, et l’humanité, si
tant est qu’elle ne se détériorât, était statiquement mauvaise, d’un mal que la
grâce seule, avec la coopération du libre arbitre de chaque individu, pouvait
mitiger.
La croyance au progrès général
est fondée sur le désir pris comme une réalité, selon lequel on peut obtenir
quelque chose pour rien. Son postulat sous-jacent, c’est que les gains dans un domaine n’ont pas à être achetés au prix de pertes dans d’autres domaines. Pour
les anciens Grecs, la hubris, ou
insolence outrecuidante, qu’elle fût dirigée contre les dieux, ou contre ses semblables,
ou contre la nature, devait nécessairement être suivie, tôt ou tard, d’une
façon ou d’une autre, par la nemesis
vengeresse. Les dogmatistes du progrès s’imaginent qu’ils peuvent être
insolents avec impunité. Et leur foi est si forte, qu’elle demeure florissante
en dépit du totalitarisme, du renouveau de l’esclavage, des camps de
concentration, des bombardements « à saturation », et des projectiles
atomiques .
La croyance au progrès a affecté
la vie politique contemporaine en revivifiant et popularisant, sous une forme « à
la page » et pseudo-scientifique, l’ancien apocalyptisme judaïque et
chrétien. Un destin splendide attend l’humanité, un âge d’or à venir, dans
lequel des appareils perfectionnés, des plans économiques plus grandioses, des
institutions sociales plus complexes, auront, d’une façon ou d’une autre, créé
une race d’être humains plus vertueux et plus intelligents. La fin ultime de l’homme
n’est pas (comme l’ont toujours affirmé tous les maîtres de la spiritualité)
dans le maintenant intemporel et éternel, mais dans l’avenir utopique et non
trop éloigné. Afin d’actualiser cette fin ultime temporelle, les masses doivent
accepter, et leurs dirigeants ne doivent éprouver aucun scrupule à imposer, n’importe
quelle quantité de souffrance et de mal moral dans le présent. Il est éminemment significatif que tous les dictateurs modernes, qu’ils soient de droite ou de gauche, parlent sans cesse de l’avenir doré, et justifient les
actes les plus atroces, ici même et maintenant, sous le prétexte que de tels actes
sont des moyens en vue de cette fin splendide. Nous voyons donc que le progrès
scientifique et technologique a produit une croyance sans bornes à l’avenir,
comme une chose nécessairement meilleure que le passé ou le présent. Mais la
seule chose que nous connaissions au sujet de l’avenir, c’est que nous sommes
profondément ignorants de ce qui va advenir, et que ce qui arrive effectivement
est en général fort différent de ce que nous avions prévu. En conséquence,
toute foi fondée sur ce qui est censé devoir se produire dans un avenir
lointain doit toujours et nécessairement manquer désespérément de réalisme.
Mais agir d'après des croyances non réalistes est généralement funeste. Dans la
pratique, la foi en le progrès de l’humanité vers un avenir postulé plus grand
et meilleur que le présent, est l’un des ennemis les plus puissants de la
liberté, de la paix, de la morale, et des convenances communes ; car,
comme l’a fait voir nettement l’histoire récente, les gouvernants se sentent
fondés, en vertu de ce qu’ils croient savoir de l’avenir, à imposer les
tyrannies les plus monstrueuses et à engager les guerres les plus
destructrices, au nom des fruits entièrement hypothétiques que ces tyrannies et
ces guerres doivent (Dieu sait pourquoi !) produire quelque jour, -
mettons au XXI° siècle.
Le dogme du progrès n’est
nullement la seule conséquence intellectuelle de l’avance scientifique et
technologique. En théorie, la science pure est la réduction de la diversité à l’identité.
En pratique, la recherche scientifique procède par simplification. Ces
habitudes de la pensée et de l’action scientifiques ont été, dans une certaine
mesure, transportés dans la théorie et la pratique de la politique
contemporaine. Là où une autorité centralisée entreprend de faire des « plans »
pour une société tout entière, elle est contrainte, par l’étourdissante
complexité des faits donnés, de suivre l’exemple du travailleur en laboratoire,
qui simplifie arbitrairement son problème afin de le rendre traitable.
Scientifiquement, c’est là un processus raisonnable et qui se justifie
entièrement. Mais quand on l’applique aux problèmes de la société humaine, le
processus de simplification est, inévitablement, un processus de restriction et
d’enrégimentement, de diminution de liberté et de déni de droits individuels.
Cette réduction de la diversité humaine à une identité quasi-militaire s’effectue
au moyen de la propagande, de la législation répressive, et, au besoin, par la
force brutale. Philosophiquement, on tient pour respectable cet écrasement des
particularités individuelles, parce qu’il est analogue à ce que font les hommes
de science, lorsqu’ils simplifient arbitrairement une réalité d’une complexité
impossible, afin de rendre la nature compréhensible dans le langage de quelques
lois générales. Une société hautement organisée et enrégimentée, dont les
membres manifestent un minimum de particularités personnelles, et dont la
conduite est gouvernée par un plan magistral unique imposé d’en haut, donne aux
auteurs du plan, et même (tel est le pouvoir de la propagande) à ceux qui le
subissent, la sensation qu’elle est plus « scientifique » et,
partant, meilleure, qu’une société d’individus indépendants, coopérant
librement, et se gouvernant eux-mêmes.
Le premier pas dans la
simplification de la réalité, sans laquelle (puisque les esprits humains sont
finis, et la nature infinie) la pensée et l’action scientifiques seraient
impossibles, est un processus d’abstraction. Confrontés avec les données de l’expérience,
les hommes de science commencent par laisser de côté, sans en tenir compte,
tous ces aspects des faits qui ne se prêtent pas à l’explication dans le
langage de causes antécédentes, plutôt que dans celui des desseins, des
intentions, et des valeurs. Pragmatiquement, ils sont fondés à se comporter de
cette façon curieuse et extrêmement arbitraire ; car, en concentrant leur
efforts sur les aspects mesurables des éléments de l’expérience qui peuvent s’expliquer
dans le langage d’un système causal, ils ont pu réaliser une maîtrise
considérable et sans cesse croissante sur les énergies de la nature. Mais le
pouvoir n’est pas la même chose que la pénétration, et, en tant que
représentation de la réalité, l’image scientifique du monde est insuffisante,
pour la simple raison que la science ne professe même pas de traiter de l’expérience
considérée comme un tout, mais seulement de certains de ses aspects en certains
contextes. Tout cela est fort clairement compris des hommes de science ayant l’esprit
un peu philosophique. Mais, malheureusement, certains hommes de science et beaucoup
de techniciens ont manqué du temps et de l’inclination nécessaires pour étudier
cette base et cet arrière-plan philosophiques de leur spécialité. En
conséquence, ils ont tendance à accepter l’image du monde implicite dans les
théories de la science, comme un énoncé complet et exhaustif de la réalité ;
ils ont tendance à considérer ces aspects de l’expérience que les hommes de
science laissent de côté, parce qu’ils sont incompétents pour en traiter, comme
étant en quelque sorte moins réels que les aspects qu’il a plu arbitrairement
aux hommes de sciences d’abstraire de la totalité infiniment riche des faits
donnés. En raison du prestige de la science comme source de puissance, et en
raison de l’abandon dans lequel on a laissé, d’une façon générale, la
philosophie, la Weltanschauung en
faveur à notre époque renferme un élément considérable de ce qu’on peut appeler
le mode de penser du « rien que ». Les êtres humains, admet-on plus
ou moins tacitement, ne sont rien que des corps, des animaux, voire des
machines ; les seuls éléments véritables de la réalité sont la matière et
l’énergie sous leurs aspects mesurables ; les valeurs ne sont rien que des
illusions, qui se sont trouvés, on ne sait comment, mêlées à notre expérience
du monde ; les événements mentaux ne sont que des épiphénomènes, produits
par la physiologie et reposant entièrement sur elle ; la spiritualité n’est
rien que les désirs pris pour la réalité, et que du sexe mal digéré ; et
ainsi de suite.
Les conséquences politiques de cette philosophie du « rien
que » apparaissent nettement dans l’indifférence générale à l’égard des
valeurs de la personnalité humaine et de la vie humaine, si caractéristique de
l’époque actuelle. Au cours des trente dernières années, cette indifférence s’est
exprimée de bien de manières dangereuses et inquiétantes. Nous avons pu voir,
d’abord, le renouveau massif de l’esclavage sous ses formes les pires et les
plus inhumaines – l’esclavage imposé à des hérétiques politiques vivant sous
les diverses dictatures, l’esclavage imposé à des classes entières de
populations vaincues, l’esclavage imposé aux prisonniers de guerre. Puis nous
pouvons noter l’absence croissante de distinction, quant aux massacres, en
temps de guerre. Les bombardements de toute une région,
les bombardements « à saturation », les bombardements par fusées, les
bombardements par projectiles atomiques, - l’absence de distinction s’est
constamment accrue au cours de la deuxième guerre mondiale, si bien qu’actuellement
aucune nation ne feint même plus de respecter la distinction traditionnelle
entre militaires et civils, mais que toutes se consacrent systématiquement au
massacre général et à une destruction si complète des villes, que les
survivants sont condamnés à souffrir de misère et de privations pendant des
années à venir. Enfin, il y a les phénomènes de disette délibérément voulue et
imposée à des populations entières, les camps de concentration, la torture, la
vivisection humaine et les migrations forcées ; ou le déplacement, à la
pointe de la baïonnette, de millions d’êtres humains, hors de leurs foyers, vers
d’autres lieux où leur présence sera plus commode aux gouvernants qui se
trouvent sur le moment de détenir le pouvoir. Quand le mode de pensée du « rien
que » se combine aux autres produits intellectuels de la science appliquée
– la foi au progrès et le désir d’uniformité et de simplicité « scientifiques »
- les résultats, comme peut le voir quiconque prend la peine de regarder le
monde qui l’environne, sont véritablement horrifiants.
Aldous Huxley, Origines et
conséquences de quelques schémas
de pensée contemporains [in Les Portes de la Perception]
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