vendredi 26 décembre 2014

De l'écriture



La prison est profonde. Elle est en pierre. Sa forme est celle d’une demi-sphère presque parfaite ; le sol, qui est aussi en pierre, l’arrête un peu avant le plus grand cercle, ce qui accentue de quelque manière les sentiments d’oppression et d’espace. Un mur la coupe en son milieu. Il est très haut, mais n’atteint pas la partie supérieure de la coupole. D’un côté, il y a moi, Tzinacán, mage de la pyramide de Qaholom, qui fut incendiée par Pedro de Alvarado ; de l’autre, il y a un jaguar qui mesure à pas égaux et invisibles le temps et l’espace de sa cellule. Au ras du sol, une large fenêtre munie de barreaux s’ouvre dans le mur central. À l’heure sans ombre [midi], on ouvre une trappe dans le haut et un geôlier, que les années ont petit à petit effacé, manœuvre une poulie de fer et nous descend à l’extrémité d’un câble des cruches d’eau et des morceaux de viande. La lumière pénètre alors dans l’oubliette ; c’est le moment où je peux voir le jaguar.

Je ne sais plus le nombre des années que j’ai passées dans la ténèbre. Moi qui autrefois fus jeune et qui pouvais marcher dans cette prison, je ne fais plus autre chose qu’attendre, dans l’attitude de ma mort, la fin que les dieux me destinent. Avec le profond couteau de silex, j’ai ouvert la poitrine des victimes. Maintenant je ne pourrai pas sans l’aide de la magie me lever de la poussière.

La veille de l’incendie de la pyramide, des hommes qui descendirent de hauts chevaux me tourmentèrent avec des métaux ardents pour que je leur révèle la cachette d’un trésor. Ils renversèrent devant mes yeux la statue du dieu, mais celui-ci ne m’abandonnera pas et je suis resté silencieux dans les tortures. Ils me lacérèrent, me brisèrent, me déformèrent. Puis je me réveillai dans cette prison que je ne quitterai plus durant ma vie de mortel.

Poussé par la nécessité de faire quelque chose, de peupler le temps, je voulus me souvenir, dans cette ombre, de tout ce que je savais. Je gaspillai des nuits entières à me rappeler l’ordre et le nombre de certains serpents de pierre, la forme d’un arbre médicinal. De cette manière, je mis en fuite les années et je pris possession de tout ce qui m’appartenait. Une nuit, je sentis que j’approchais d’un souvenir précieux : avant de voir la mer, le voyageur perçoit une agitation dans son sang. Quelques heures après, je commençai à entrevoir ce souvenir. C’était une des traditions qui concernent le dieu. Prévoyant qu’à la fin des temps se produiraient beaucoup de malheurs et de ruines, il écrivit le premier jour de la création une sentence magique capable de conjurer tous ces maux. Il l’écrivit de telle sorte qu’elle parvienne aux générations les plus éloignées et que le hasard ne puisse l’altérer. Personne ne sait où il l’écrivit ni avec quelles lettres, mais nous ne doutons pas qu’elle subsiste quelque part, secrète, et qu’un élu un jour ne doive la lire. Je réfléchis alors que nous nous trouvions, comme toujours, à la fin des temps et que ma condition de dernier prêtre du dieu me donnerait peut-être le privilège de déchiffrer cette écriture. Le fait que les murs d’une prison m’entouraient ne m’interdisait pas cette espérance. Peut-être avais-je vu des milliers de fois l’inscription à Qaholom et il ne m’avait manqué que de la comprendre.

Cette pensée me donna du courage, puis me plongea dans une espèce de vertige. Sur toute l’étendue de la terre, il existe des formes antiques, des formes incorruptibles et éternelles. N’importe laquelle d’entre elles pouvait être le symbole cherché ; une montagne pouvait être la parole du dieu, ou un fleuve, ou l’empire, ou la disposition des astres. Mais, au cours des siècles, les montagnes s’usent et le cours d’un fleuve dévie, et les empires connaissent des changements et des catastrophes, et la figure des astres varie. Jusque dans le firmament, il y a mutation. La montagne et l’étoile sont des individus, et les individus passent. Je cherchai quelque chose de plus tenace, de moins vulnérable. Je pensai aux générations des céréales, des herbes, des oiseaux, des hommes. Peut-être la formule était-elle écrite sur mon visage et j’étais moi-même le but de ma recherche. À ce moment, je me souvins que le jaguar était un des attributs du dieu.

Alors la piété emplit mon âme. J’imaginai le premier matin du temps. J’imaginai mon dieu confiant son message à la peau vivante des jaguars qui s’accoupleraient et s’engendreraient sans fin dans les cavernes, dans les plantations, dans les îles, afin que les derniers hommes le reçoivent. J’imaginai ce réseau de tigres, ce brûlant labyrinthe de tigres, répandant l’horreur dans les prés et les troupeaux, pour conserver un dessin. La cellule adjacente contenait un jaguar. Dans ce voisinage j’aperçus la confirmation de ma conjecture et une secrète faveur.

Je passai de longues années à apprendre l’ordre et la disposition des taches. Chaque aveugle journée me consentait un instant de lumière et je pouvais alors fixer dans ma mémoire les formes noires qui marquaient le pelage jaune. Quelques-unes figuraient des points, d’autres formaient des raies transversales sur la face intérieure des pattes ; d’autres, annulaires, se répétaient. Peut-être était-ce un même son ou un même mot. Beaucoup avaient des bords rouges.

Je ne dirai pas mes fatigues et ma peine. Plus d’une fois, je criai aux murs qu’il était impossible de déchiffrer un pareil texte. Insensiblement, l’énigme concrète qui m’occupait me tourmenta moins que l’énigme générique que constitue une sentence écrite par un dieu. « Quelle sorte de sentence, me demandais-je, devait formuler une intelligence absolue ? » Je réfléchis que, même dans les langages humains, il n’y a pas de proposition qui ne suppose pas l’univers entier. Dire « le tigre », c’est dire les tigres qui l’engendrèrent, les cerfs et les tortues qu’il dévora, l’herbe dont se nourrissent les cerfs, la terre qui fut la mère de l’herbe, le ciel qui donna le jour à la terre. Je réfléchis encore que, dans le langage d’un dieu, toute parole énoncerait cet enchaînement infini de faits, et non pas d’un mode implicite, mais explicite, et non pas une manière progressive, mais instantanée. Avec le temps, la notion même d’une sentence divine me parut puérile et blasphématoire. « Un dieu, pensai-je, ne doit dire qu’un seul mot et qui renferme la plénitude. Aucune parole articulée par lui ne peut être inférieure à l’univers ou moins complète que la somme du temps. Les pauvres mots ambitieux des hommes, tout,monde, univers, sont des ombres, des simulacres de ce vocable qui équivaut à un langage et à tout ce que peut contenir un langage. »

Un jour ou une nuit – entre mes jours et mes nuits, quelle différence y a-t-il ? – je rêvai que, sur le sol de ma prison, il y avait un grain de sable. Je m’endormis de nouveau, indifférent. Je rêvai que je m’éveillais et qu’il y avait deux grains de sable. Je me rendormis et je rêvai que les grains de sable étaient trois. Ils se multiplièrent ainsi jusqu’à emplir la prison, et moi, je mourais sous cet hémisphère de sable. Je compris que j’étais en train de rêver, je me réveillai au prix d’un grand effort. Me réveiller fut inutile : le sable m’étouffait. Quelqu’un me dit : « Tu ne t’es pas réveillé à la veille, mais à un songe antérieur. Ce rêve est à l’intérieur d’un autre, et ainsi de suite à l’infini, qui est le nombre des grains de sable. Le chemin que tu devras rebrousser est interminable ; tu mourras avant de t’être réveillé réellement. »

Je me sentis perdu. Le sable me brisait la bouche, mais je criai : « Un sable rêvé ne peut pas me tuer et il n’y a pas de rêves qui soient dans d’autres rêves. » Une lueur me réveilla. Dans la ténèbre supérieure, se dessinait un cercle de lumière. Je vis les mains et le visage du geôlier, la poulie, la corde, la viande et les cruches.

Un homme s’identifie peu à peu avec la forme de son destin ; un homme devient à la longue ses propres circonstances. Plus qu’un déchiffreur ou un vengeur, plus qu’un prêtre du dieu, j’étais un prisonnier. De l’infatigable labyrinthe de rêves, je retournai à la dure prison comme à ma demeure. Je bénis son humidité, je bénis son tigre, je bénis le soupirail, je bénis mon vieux corps douloureux, je bénis l’obscurité de la pierre.

Alors arriva ce que je ne puis oublier ni communiquer. Il arriva mon union avec la divinité, avec l’univers (je ne sais si ces deux mots diffèrent). L’extase ne répète pas ses symboles. L’un a vu Dieu dans un reflet, l’autre l’a perçu dans une épée ou dans les cercles d’une rose. J’ai vu une Roue très haute qui n’était pas devant mes yeux, ni derrière moi ni à mes côtés, mais partout à la fois. Cette Roue était faite d’eau et aussi de feu et elle était, bien qu’on en distinguât le bord, infinie. Entremêlées, la constituaient toutes les choses qui seront, qui sont et qui furent. J’étais un fil dans cette trame totale, et Pedro de Alvarado, qui me tortura, en était un autre. Là résidaient les causes et les effets et il me suffisait de voir la Roue pour tout comprendre, sans fin. Ô joie de comprendre, plus grande que celle d’imaginer ou de sentir ! Je vis l’univers et je vis les desseins intimes de l’univers. Je vis les origines que raconte le Livre du Conseil. Je vis les montagnes qui surgirent des eaux. Je vis les premiers hommes qui étaient de la substance des arbres. Je vis les jars qui attaquèrent les hommes. Je vis les chiens leur déchirant le visage. Je vis le dieu sans visage qui est derrière les dieux. Je vis des cheminements infinis qui formaient une seule béatitude et, comprenant tout, je parvins aussi à comprendre l’écriture du tigre.

C’est une formule de quatorze mots fortuits (qui paraissent fortuits). Il me suffirait de la prononcer à voix haute pour devenir tout-puissant. Il me suffirait de la prononcer pour anéantir cette prison de pierre, pour que le jour pénètre dans ma nuit, pour être jeune, pour être immortel, pour que le tigre déchire Alvarado, pour que le couteau sacré s’enfonce dans les poitrines espagnoles, pour reconstruire la pyramide, pour reconstituer l’empire. Quarante syllabes, quatorze mots, et moi, Tzinacán, je gouvernerais les terres que gouverna Moctezuma. Mais je sais que je ne prononcerai jamais ces mots parce que je ne me souviens plus de Tzinacán.

Que meure avec moi le mystère qui est écrit sur la peau des tigres. Qui a entrevu l’univers, qui a entrevu les ardents desseins de l’univers ne peut plus penser à un homme, à ses banales félicités ou à ses bonheurs médiocres, même si c’est lui cet homme. Cet homme a été lui, mais, maintenant, que lui importe ? Que lui importe le sort de cet autre, que lui importe la patrie de cet autre, si lui, maintenant, n’est personne ? Pour cette raison, je ne prononce pas la formule ; pour cette raison, je laisse les jours m’oublier, étendu dans l’obscurité.


Jorge Luis Borges, L’Écriture du Dieu


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