samedi 27 décembre 2014

Il n'y a pour lui réel, que du possible


Si la raison, négatrice de l’existence, a trouvé sa meilleure expression dans l’œuvre des magiciens, des philosophes, des théologiens et des savants, en quoi donc s’est-elle exprimée cette existence dont la pensée frémissante battait sous l’écorce de l’Arbre de la Vie ? Cette pensée de l’existence a sans doute trouvé ses meilleures expressions dans la vie d'individus qui n’ont point laissé de traces dans l’histoire ; elle est le principe anonyme qui donne à l’histoire, son sens et sa plénitude. Sans doute aussi retrouverons-nous dans l’expérience des mystiques un exemple éclatant ; mais cette expérience pure est incommunicable ; il nous faut nous renseigner non d'après leur vécu, mais d’après leurs souvenirs et leurs commentaires de ce vécu qui, plaidoyers d'une cause, ne pouvaient man­quer de puiser aux éléments du discours et accepter ses règles intérieures. C’est dire que les écrits des mystiques se situent loin de leur vie intérieure et sont marqués au sceau de la raison. Qu’il nous soit donc permis de jeter un regard sur une expérience impure, mêlée, parfois grossière, mais hautement significa­tive qui porte sur le singulier et le vivant et ne peut le trahir sans se trahir elle-même — je veux dire l’expérience poétique, dont le résidu lyrique se trouve former la base, nouménale de toutes les activités qui se rangent sous la dénomination générique de l’Art. La moindre analyse et aussi superficielle qu’elle soit, révèle instantanément l’opposition irréductible qu’elle figure en face de la philosophie et en général en face de toute spéculation théorique. Ce qu’on a bien voulu appeler l’animisme et qui fut prêté à tort aux anciens philosophes, se trouve être l’opération fondamentale de l’art ; en vérité, le poète anime, individualise, hu­manise, depuis l’univers invisible jusqu’à la nature inorganique, à l’objet inanimé ; il restitue journelle­ment à la vie une énergie et un rayonnement énorme, celui-là même peut être que les philosophes, journel­lement, s’efforcent de lui ôter. A l’effort de détermi­nation, de localisation, de mécanisation, de fixation des forces de l’univers, entrepris par les philosophes, un mouvement inverse a lieu grâce au poète, d'indétermination, d'inconstance, de libération, de désin­tégration. Chaque jour le « continu » capté est rendu avec tous les honneurs souhaitables, au discontinu ; la nécessité tous les jours y redevient caprice, arbitraire, et, par une alchimie insensible, la vie se substitue à la mort, la mort à la vie.

Ce monde assis par le philosophe sur une Raison, un Esprit, un Logos immuable, déraille toutes les nuits sur un principe d’indétermination, sur un tremblement de terre, conçu et posé là par le poète. Sans doute, tout comme le philosophe, le poète cherche-t-il, ce qui est le plus important ; mais si, pour le philosophe, noblement, n’est importante que la conservation de la matière, le cosmos de l’atome, les structures idéales, le poète, lui, honteusement, parle de souffrance, d'ennui, de mystère. La folie, méprisée par le philosophe et l’im­mortalité de l’âme qu’il foule à ses pieds, sont rattrapées avec avidité par le poète. Sans doute, ne de­vient-il pas toujours fou et se gargarise-t-il un peu avec l’immortalité ; mais n'empêche que ces tenta­tives lui doivent être comptées.

Ici, le singulier, le vivant, et même la singularité et le vif deviennent le centre d'un univers dont ils n’étaient que les accessoires ; c'est la défaillance de l’être, et sa mort, qui sont la véritable partie du poète. Que ferait-il de l’énergie, du rayonnement, de l’atome, des lois ? C’est l’existence qu’il veut sauver et ses la­mentations font frémir jusqu’au philosophe le plus endurci. Que ferait le poète de la réalité telle quelle ? Il n'y a pour lui réel, que du possible ; possible que de l’espoir ; espoir, que dans la tension la plus haute, la passion, le déchirement ; il boude la résignation ; c'est là qu’il joint et parfois sans s'en douter, les frontières de la vie, les prémices du transcendant. Son amour est dilatation ; dilatation, sa pensée ; le rayon de sa sympathie traverse l’opacité des choses ; sa tension efficace élimine les obstacles les plus résistants ; et ce n’est qu’au moment où il saisit le vide, qu’il sent ses mains pleines du Tout. Si pur est son mouvement qu’il l’ignore lui-même ; et alors qu’il retombe de haut, il prend son mouvement réel pour un délire et se moque, lui en premier, de son « inspiration ». Pour le poète, tout a lieu comme si la transcendance exis­tait, ou comme si existait une absence béante et dou­loureuse de cette transcendance. La présence du monde ne le touche qu’en tant qu’absence — une ab­sence dont il a faim et soif. Que Dieu soit cru exis­tant et parfois le poète le hait ; mais le hait davan­tage de ne pas être. À la résignation lamentable du philosophe, il oppose la menace permanente d'actes nouveaux, la possibilité imminente d’un coup de force. Il est dispensateur de vie, alors que le philoso­phe est dispensateur de mort, il substantialise, alors que le philosophe désubstantialise. Aussi les œuvres les plus hautes de la pensée existentielle ont-elles tou­jours non seulement revêtu, mais signifié, une gran­de activité lyrique : poésie, le Livre de Job ; poésie, l’expérience mystique de Saint Jean de la Croix ; poésie, la pensée de Nietzsche, de Kierkegaard ; toute dilatation de la pensée, toute passion ne peut, en der­nier ressort, prendre d’autre figure que lyrique. C'est ainsi qu’à défaut d'exemples plus hauts et qui nous sont interdits, la poésie par sa démarche, sa tension, sa technique et jusque par cet inachèvement en sys­tème, en vase clos, qui est son lot sur la terre, si elle ne se confond avec l’existant, du moins l’épouse-t-elle et exprime son déchirement, sa liberté. Le poète assure à nos yeux le rôle de « télégraphe vivant » entre nous et le possible ; il ruisselle de solitude ; il pétille de transcendance ; il entretient en nous un malaise fécond ; il nous empêche de guérir humainement de nos plaies ; et s’il ne sait que se lamenter, il nous faut voir là la seule attitude qui nous reste possible devant le réel. Il n’est pas l’Arbre de Vie : il est soif de l’Arbre de Vie.

Cependant, la poésie ne dispose que d'affirmations passionnées, de rapprochements ineffables ; elle vit, mais ne décrit pas ; vit et ne conclut guère. A l’issue d'une lecture, la plus fiévreuse, le lecteur un instant séduit par le réel vivant, retombe entre les mailles de la logique quotidienne ; il a été ému par le poème, mais convient-il de confondre, l’émotion avec la créance ? L’émotion prouve-t-elle quoi que ce soit ? Peut-on se fier à la poésie, aux libres jeux de l’imagination ? Il est évident que l’on ne peut vivre sans espoir, évident que l’on va au spectacle, an cinéma, an cirque, au concert pour se retremper dans les grandes sources d'expression, pour s'arracher à l’écœurante absence du réel, qui nous pèse. Il est évident qu’un roman de Dostoïevski ou de Lawrence contiennent plus de vie, d'espoir, de possible, de miracle, que tous les livres de philosophie réunis. Mais le monde de l’art est-il vrai ? Cet espoir est-il objectif ? Peut-on prouver qu’il est, dans ce qu’il n'est pas encore ? N’est il pas plutôt une drogue, un opium ? « La vie est la mort », disait un grand médecin et prouvait sa proposition. Mais le poète lorsqu’il s'écrie que « la vie est un songe », ou encore « le rêve d'une ombre », le prouve-t-il ? C’est là que cesse la vertu de l’art vivant et que débute l’activité seconde de la « contemplation esthétique », trop souvent confondue avec l’art lui-même et dont un jour il faudra bien dire la pitié et l’extrême misère.


Benjamin Fondane, L’Expérience poétique




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