dimanche 4 janvier 2015

Souvent un penseur libre...


Note 1. - Pour sa propre conception du monde, on appartient à un groupement déterminé, et précisément à celui qui réunit les éléments sociaux partageant une même façon de penser et d'agir. On est toujours les conformistes de quelque confor­mis­me, on est toujours homme-masse ou homme collectif. Le problème est le suivant : de quel type historique est le conformisme, l'homme-masse dont fait partie un individu ? Quand sa conception du monde n'est pas critique et cohérente mais fonction du moment et sans unité, l'homme appartient simultanément à une multipli­cité d'hommes-masses, sa personnalité se trouve bizarrement composite : il y a en elle des éléments de l'homme des cavernes et des principes de la science la plus moderne et la plus avancée, des préjugés de toutes les phases historiques passées, misérable­ment particularistes et des intuitions d'une philosophie d'avenir comme en possédera le genre humain quand il aura réalisé son unité mondiale. Critiquer sa propre concep­tion du monde signifie donc la rendre unitaire et cohérente et l'élever au point où est parvenue la pensée mondiale la plus avancée. Cela veut donc dire aussi critiquer toute la philosophie élaborée jusqu'à ce jour, dans la mesure où elle a laissé des stratifi­ca­tions consolidées dans la philosophie populaire. Le commencement de l'élaboration critique est la conscience de ce qu'on est réellement, un « connais-toi toi-même » con­çu comme produit du processus historique qui s'est jusqu'ici déroulé et qui a laissé en chacun de nous une infinité de traces reçues sans bénéfice d'inventaire. C'est cet inventaire qu'il faut faire en premier lieu.

Note 2. - On ne peut séparer la philosophie de l'histoire de la philosophie et la culture de l'histoire de la culture. Au sens le plus immédiat et adhérant le mieux à la réalité, on ne peut être philosophe, c'est-à-dire avoir une conception du monde criti­que­ment cohérente, sans avoir conscience de son historicité, de la phase de déve­loppement qu'elle représente et du fait qu'elle est en contradiction avec d'autres conceptions. Notre conception du monde répond à des problèmes déterminés posés par la réalité, qui sont bien déterminés et « originaux » dans leur actualité. Comment est-il possible de penser le présent et un présent bien déterminé avec une pensée élaborée pour des problèmes d'un passé souvent bien lointain et dépassé ? Si cela arrive, c'est que nous sommes « anachroniques » dans notre propre temps, des fossiles et non des êtres vivants dans le monde moderne, ou tout au moins que nous sommes bizarrement « composites ». Et il arrive en effet que des groupes sociaux, qui par cer­tains côtés expriment l'aspect moderne le plus développé, sont, par d'autres, en retard par leur position sociale et donc incapables d'une complète autonomie historique.

Note 3. - S'il est vrai que tout langage contient les éléments d'une conception du monde et d'une culture, il sera également vrai que le langage de chacun révélera la plus ou moins grande complexité de sa conception du monde. Ceux qui ne parlent que le dialecte ou comprennent la langue nationale plus ou moins bien, participent néces­sairement d'une intuition du monde plus ou moins restreinte et provinciale, fossilisée, anachronique, en face des grands courants de pensée qui dominent l'histoire mon­diale. Leurs intérêts seront restreints, plus ou moins corporatifs ou économistes, mais pas universels. S'il n'est pas toujours possible d'apprendre plusieurs langues étran­gères pour se mettre en contact avec des vies culturelles différentes, il faut au moins bien apprendre sa langue nationale. Une grande culture peut se traduire dans la langue d'une autre grande culture, c'est-à-dire qu'une grande langue nationale, historiquement riche et complexe, peut traduire n'importe quelle autre grande culture, être en somme une expression mondiale. Mais un dialecte ne peut pas faire la même chose.

Note 4. - Créer une nouvelle culture ne signifie pas seulement faire individuel­le­ment des découvertes « originales », cela signifie aussi et surtout diffuser critique­ment des vérités déjà découvertes, les « socialiser » pour ainsi dire et faire par conséquent qu'elles deviennent des bases d'actions vitales, éléments de coordination et d'ordre intellectuel et moral. Qu'une masse d'hommes soit amenée à penser d'une manière cohérente et unitaire la réalité présente, est un fait « philosophique » bien plus important et original que la découverte faite par un « génie » philosophique d'une nouvelle vérité qui reste le patrimoine de petits groupes intellectuels.

Connexion entre le sens commun, la religion et la philosophie. La philosophie est un ordre intellectuel, ce que ne peuvent être ni la religion ni le sens commun. Voir comment, dans la réalité, religion et sens commun, eux non plus ne coïncident pas, mais comment la religion est un élément, entre autres éléments dispersés, du sens commun. Du reste, « sens commun » est un nom collectif, comme « religion » : il n'exis­te pas qu'un seul sens commun, car il est lui aussi un produit et un devenir histo­rique. La philosophie est la critique et le dépassement de la religion et du sens com­mun, et en ce sens elle coïncide avec le « bon sens » qui s'oppose au sens commun.

Rapports entre science-religion-sens commun. La religion et le sens commun ne peuvent constituer un ordre intellectuel parce qu'ils ne peuvent se réduire à une unité, a une cohérence, même dans la conscience individuelle, pour ne rien dire de la conscience collective - ils ne peuvent se réduire à une unité ni à une cohérence « d'eux-mêmes », mais par une méthode autoritaire, cela pourrait se faire et c'est en fait arrivé dans le passé à l'intérieur de certaines limites. Le problème de la religion entendu non au sens confessionnel mais au sens laïque d'une unité de foi entre une conception du monde et une norme de conduite conforme à cette conception : mais pourquoi appeler cette unité de foi « religion » et ne pas l'appeler « idéologie » ou franchement « politique » ?

En effet la philosophie général n'existe pas : il existe diverses philosophies ou conceptions du monde et, parmi celles-ci, on fait toujours un choix. Comment se fait ce choix ? Ce choix est-il un fait purement intellectuel ou plus complexe ? Et n'arrive-t-il pas souvent qu'entre le fait intellectuel et la norme de conduite il y ait contradic­tion ? Quelle sera alors la réelle conception du monde : celle qui est affirmée logi­quement comme fait intellectuel, ou celle que révèle l'activité réelle de chaque indi­vidu, qui est implicitement contenue dans son action ? Et puisque agir c'est toujours agir politiquement, peut-on dire que la philosophie réelle de chacun est contenue tout entière dans sa politique ? Cette contradiction entre la pensée et l'action, c'est-à-dire la coexistence de deux conceptions du monde, l'une affirmée en paroles, l'autre se manifestant dans l'action effective, n'est pas toujours due à la mauvaise foi. La mau­vaise foi peut être une explication satisfaisante pour quelques individus pris séparé­ment, ou même pour des groupes plus ou moins nombreux ; elle n'est toutefois pas satisfaisante quand la contradiction apparaît dans une manifestation de la vie des grandes masses :

Elle est alors nécessairement l'expression de luttes plus profondes, d'ordre historique-social. Cela veut dire dans ce cas qu'un groupe social (alors qu'il possède en propre une conception du monde, parfois seulement embryonnaire, qui se mani­feste dans l'action, et donc par moments, occasionnellement, c'est-à-dire dans les mo­ments où ce groupe bouge comme un ensemble organique) a, pour des raisons de soumission et de subordination intellectuelles, emprunté à un autre groupe une conception qui ne lui appartient pas, qu'il affirme en paroles, et qu'il croit suivre, parce qu'il la suit « en temps normal », autrement dit lorsque la conduite n'est pas indépendante ni autonome, mais justement soumise et subordonnée. Ainsi donc on ne peut détacher la philosophie de la politique et on peut montrer même que le choix et la critique d'une conception du monde sont eux aussi un fait politique.

Il faut donc expliquer comment il se fait qu'en tout temps coexistent de nombreux systèmes et courants de philosophie, comment ils naissent, comment ils se répandent, pourquoi ils suivent dans leur diffusion certaines lignes de fracture et certaines directions, etc.

Cela montre combien il est nécessaire de rassembler sous forme de système, avec l'aide d'une méthode critique et cohérente, ses propres intuitions du monde et de la vie, en établissant avec précision ce qu'on doit entendre par « système » pour que ce mot ne soit pas compris dans son sens pédant et professoral. Mais cette élaboration doit être faite et ne peut l'être que dans le cadre de l'histoire de la philosophie qui montre quelle élaboration la pensée a subie au cours des siècles et quel effort collectif a coûté notre façon actuelle de penser, qui résume et rassemble toute cette histoire passée, même dans ses erreurs et ses délires. Il n'est pas dit, d'ailleurs, que ces erreurs et ces délires, bien qu'ils appartiennent au passé et qu'ils aient été corrigés, ne se reproduisent pas dans le présent et n'exigent pas de nouvelles corrections.

Quelle est l'idée que le peuple se fait de la philosophie ? On peut la retrouver à travers les manières de parler du langage commun. Une des plus répandues est celle de « prendre les choses avec philosophie », et cette expression, après analyse, n'est pas à rejeter complètement. Il est vrai que la formule invite implicitement à la résignation et à la patience, mais il semble que le point le plus important soit au contraire l'invitation à la réflexion, à se rendre bien compte que ce qui arrive est au fond rationnel et que c'est comme tel qu'il faut l'affronter, en concentrant ses propres forces rationnelles et non en se laissant entraîner par des impulsions instinctives et violentes. On pourrait grouper ces façons de parler populaires avec les expressions semblables des écrivains de caractère populaire - en les empruntant aux grands dictionnaires - où entrent les termes « philosophie » et « philosophiquement », et on verrait alors que ces termes signifient très précisément qu'on surmonte des passions bestiales et élémentaires au profit d'une conception de la nécessité qui donne à sa propre action une direction consciente. C'est là le noyau sain du sens commun, ce que justement on pourrait appeler « bon sens » et qui mérite d'être développé et rendu unitaire et cohérent. On voit donc que c'est aussi pour cela qu'on ne peut séparer la philosophie dite « scientifique » de celle dite « vulgaire » et populaire qui n'est qu'un ensemble d'idées et d'opinions disparates.

Mais maintenant se pose le problème fondamental de toute conception du monde, de toute philosophie qui est devenue un mouvement culturel, une « religion », une « foi », c'est-à-dire qui a produit une activité pratique et une volonté et qui se trouve contenue dans ces dernières comme « prémisse » théorique implicite (une « idéologie », pourrait-on dire, si au terme « idéologie » on donne justement le sens le plus élevé d'une conception du monde qui se manifeste implicitement dans l'art, dans le droit, dans l'activité économique, dans toutes les manifestations de la vie individuelle et collective). En d'autres termes, le problème qui se pose est de conserver l'unité idéologique dans tout le bloc social qui, précisément par cette idéologie déterminée est cimenté et unifié. La force des religions et surtout de l’Église catholique a consisté et consiste en ce qu'elles sentent énergiquement la nécessité de l'union doctrinale de toute la masse « religieuse » et qu'elles luttent afin que les couches intellectuellement supérieures ne se détachent pas des couches inférieures. L'Église romaine a toujours été la plus tenace dans la lutte visant à empêcher que se forment officiellement deux religions, celle des intellectuels et celle des « âmes simples ». Cette lutte n'a pas été sans graves inconvénients pour l’Église elle-même, mais ces inconvénients sont liés au processus historique qui transforme toute la société civile et qui, en bloc, contient une critique corrosive des religions ; ce qui rehausse d'autant la capacité organisatrice du clergé dans le domaine de la culture et le rapport abstraitement rationnel et juste que dans sa sphère, l’Église a su établir entre les intellectuels et les « simples ». Les jésuites ont été indubitablement les plus grands artisans de cet équilibre et pour le conserver, ils ont imprimé à l’Église un mouvement progressif qui tend à donner satisfaction aux exigences de la science et de la philosophie, mais avec un rythme si lent et méthodique que les mutations ne sont pas perçues par la masse des « simples » bien qu'elles paraissent « révolutionnaires » et démagogiques aux intégristes ».

Une des plus grandes faiblesses des philosophies de l'immanence en général consiste précisément dans le fait de ne pas avoir su créer une unité idéologique entre le bas et le haut, entre les « simples » et les intellectuels. Dans l'histoire de la civilisa­tion occidentale, le fait s'est produit à l'échelle européenne, avec la faillite immédiate de la Renaissance et en partie également de la Réforme, en face de l’Église romaine. Cette faiblesse se manifeste dans la question scolaire, dans la mesure où les philo­sophies de l'immanence n'ont même pas tenté de construire une conception qui pût remplacer la religion dans l'éducation de l'enfant, d'où le sophisme pseudo-historiciste qui fait que des pédagogues sans religion (sans confession) et en réalité athées, concè­dent l'enseignement de la religion parce que la religion est la philosophie de l'enfance de l'humanité qui se renouvelle dans toute enfance non métaphorique. L'idéalisme s'est également montré hostile aux mouvements culturels qui veulent « aller au peuple », et qui se manifestèrent dans les universités dites populaires et autres insti­tutions semblables, et non pas seulement pour leurs aspects négatifs, car en ce cas ils auraient dû chercher à faire mieux. Ces mouvements étaient pourtant dignes d'inté­rêt, et ils méritaient d'être étudiés : ils connurent le succès, en ce sens qu'ils démon­trè­rent de la part des e simples » un enthousiasme sincère et une forte volonté de s'élever à une forme supérieure de culture et de conception du monde. Ils étaient toutefois dé­pour­vus de tout caractère organique, aussi bien du point de vue de la pensée philo­sophique qu'en ce qui concerne la solidité de l'organisation et la centralisation cultu­relle ; on avait l'impression d'assister aux premiers contacts entre marchands anglais et nègres africains : on distribuait une marchandise de pacotille, pour avoir des pépi­tes d'or. D'ailleurs l'unité organique de la pensée et la solidité culturelle n'étaient possi­bles que si entre les intellectuels et les simples avait existé la même unité que celle qui doit unir théorie et pratique, c'est-à-dire à la condition que les intellectuels eussent été les intellectuels organiques de ces masses, qu'ils eussent élaboré et rendu cohérents les principes et les problèmes que ces masses posaient par leur activité pratique, et cela par la constitution d'un bloc culturel et social. Nous nous retrouvons devant le même problème auquel il a été fait allusion : un mouvement philosophique est-il à considérer comme tel seulement lorsqu'il s'applique à développer une culture spécialisée, destinée à des groupes restreints d'intellectuels ou au contraire n'est-il tel que dans la mesure où, dans le travail d'élaboration d'une pensée supérieure au sens commun et scientifiquement cohérente, il n'oublie jamais de rester en contact avec les « simples » et, bien plus, trouve dans ce contact la source des problèmes à étudier et à résoudre ? Ce n'est que par ce contact qu'une philosophie devient « historique », qu'elle se purifie des éléments intellectualistes de nature individuelle et qu'on fait du « vivant »

Une philosophie de la praxis ne peut se présenter à l'origine que sous un aspect polémique et critique, comme dépassement du mode de pensée précédent et de la pensée concrète existante (ou monde culturel existant). Par suite, avant tout, comme critique du « sens commun » (après s'être fondé sur le sens commun pour démontrer que « tous » les hommes sont philosophes et qu'il ne s'agit pas d'introduire ex novo une science dans la vie individuelle de « tous les hommes », mais de rénover et de rendre « critique » une activité déjà existante) et donc de la philosophie des intellec­tuels, qui a donné lieu à l'histoire de la philosophie, et qui, en tant qu'individuelle (et elle se développe en effet essentiellement dans l'activité de personnalités particulière­ment douées) peut être considérée comme les « pointes » du progrès du sens com­mun, tout au moins du sens commun des couches les plus cultivées de la Société, et, grâce à elles, du sens commun populaire également. Voici donc qu'une préparation à l'étude de la philosophie doit exposer sous forme de synthèse les problèmes nés du processus de développement de la culture générale - qui ne se reflète que partielle­ment dans l'histoire de la philosophie, laquelle demeure toutefois - en l'absence d'une histoire du sens commun (impossible à construire par manque d'un matériel docu­mentaire) - la source fondamentale à laquelle il faut se référer pour faire la critique de ces problèmes, en démontrer la valeur réelle (s'ils l'ont encore) ou la signification qu'ils ont eue, comme anneaux dépassés d'une chaîne, et définir les problèmes actuels nouveaux ou les termes dans lesquels se posent aujourd'hui de vieux problèmes.

Le rapport entre philosophie « supérieure » et sens commun est assuré par la « po­li­tique », de même qu'est assuré par la politique le rapport entre le catholicisme des in­tel­lectuels et celui des « simples ». Les différences dans les deux cas sont toutefois fondamentales. Que l’Église ait à affronter un problème des « simples », signifie jus­te­ment qu'il y a eu rupture dans la communauté des fidèles, rupture à laquelle on ne peut remédier en élevant les « simples » au niveau des intellectuels (l’Église ne se pro­po­se même pas cette tâche, idéalement et économiquement bien au-dessus de ses for­ces actuelles) mais en faisant peser une discipline de fer sur les intellectuels afin qu'ils n'outrepassent pas certaines limites dans la distinction et ne la rendent pas catas­tro­phique et irréparable. Dans le passé, ces « ruptures » dans la communauté des fidè­les trouvaient remède dans de forts mouvements de masse qui déterminaient la forma­tion de nouveaux ordres religieux - ou étaient résumés dans cette formation - autour de fortes personnalités (saint Dominique, saint François).

Mais la Contre-Réforme a stérilisé ce pullulement de forces populaires : la Com­pa­gnie de Jésus est le dernier grand ordre religieux, d'origine réactionnaire et autori­tai­re, possédant un caractère répressif et « diplomatique », qui a marqué par sa nais­san­ce le durcissement de l'organisme catholique. Les nouveaux ordres qui ont surgi après ont une très faible signification « religieuse » et une grande signification « dis­ci­­pli­naire » sur la masse des fidèles, ce sont des ramifications et des tentacules de la Compa­gnie de Jésus, ou ils le sont devenus, instruments de « résistance » pour con­ser­ver les positions politiques acquises, et non forces rénovatrices de développement. Le catholicisme est devenu « jésuitisme ». Le modernisme n'a pas créé d' « ordre reli­gieux », mais un parti politique, la démocratie chrétienne.

La position de la philosophie de la praxis est l'antithèse de la position catholique : la philosophie de la praxis ne tend pas à maintenir les « simples » dans leur philoso­phie primitive du sens commun, mais au contraire à les amener à une conception supérieure de la vie. Si elle affirme l'exigence d'un contact entre les intellectuels et les simples, ce n'est pas pour limiter l'activité scientifique et pour maintenir une unité au bas niveau des masses, mais bien pour construire un bloc intellectuel-moral qui rende politiquement possible un progrès intellectuel de masse et pas seulement de quelques groupes restreints d'intellectuels.

L'homme de masse actif agit pratiquement, mais n'a pas une claire conscience thé­o­­rique de son action qui pourtant est une connaissance du monde, dans la mesure où il transforme le monde. Sa conscience théorique peut même être historiquement en op­po­­sition avec son action. On peut dire qu'il a deux consciences théoriques (ou une con­science contradictoire) : l'une qui est contenue implicitement dans son action et qui l'unit réellement à tous ses collaborateurs dans la transformation pratique de la réalité, l'autre superficiellement explicite ou verbale, qu'il a héritée du passé et ac­cueil­lie sans critique. Cette conception « verbale » n'est toutefois pas sans consé­quen­ces : elle renoue les liens avec un groupe social déterminé, influe sur la conduite mo­ra­le, sur l'orientation de la volonté, d'une façon plus ou moins énergique, qui peut atteindre un point où les contradictions de la conscience ne permettent aucune action, aucune décision, aucun choix, et engendrent un état de passivité morale et politique. La compréhension critique de soi-même se fait donc à travers une lutte « d'hégémo­nies » politiques, de directions opposées, d'abord dans le domaine de l'éthique, ensuite de la politique, pour atteindre à une élaboration supérieure de sa propre conscience du réel. La conscience d'être un élément d'une force hégémonique déterminée (c'est-à-dire la conscience politique) est la première étape pour arriver à une progressive auto-conscience où théorie et pratique finalement s'unissent. Même l'unité de la théorie et de la pratique n'est donc pas une donnée de fait mécanique, mais un devenir histori­que, qui a sa phase élémentaire et primitive dans le sentiment à peine instinctif de « dis­tinc­tion » et de « détachement », d'indépendance, et qui progresse jusqu'à la pos­ses­­sion réelle et complète d'une conception du monde cohérente et unitaire. Voilà pour­quoi il faut souligner comment le développement politique du concept d'hégé­monie  représente un grand progrès philosophique, en plus de son aspect politique pratique, parce qu'il entraîne et suppose nécessairement une unité intellectuelle et une éthique conforme à une conception du réel qui a dépassé le sens commun et qui est devenue, bien qu'à l'intérieur de limites encore étroites, critique.

Toutefois, dans les plus récents développements de la philosophie de la praxis, l'approfondissement du concept d'unité de la théorie et de la pratique n'en est encore qu'à une phase initiale : des restes de mécanisme demeurent, puisqu'on parle de théorie comme « complément », « accessoire » de la pratique, de théorie comme ser­vante de la pratique. Il semble juste que cette question doive elle aussi être posée his­to­ri­­quement, c'est-à-dire comme nu aspect de la question politique des intellec­tuels. Auto-conscience critique signifie historiquement et politiquement création d'une élite d'intellectuels : une masse humaine ne se « distingue pas et ne devient pas indépen­dante « d'elle-même », sans s'organiser (au sens large), et il n'y a pas d'organisation sans intellectuels, c'est-à-dire sans organisateurs et sans dirigeants, sans que l'aspect théorique du groupe théorie-pratique se distingue concrètement dans une couche de personnes « spécialisées » dans l'élaboration intellectuelle et philosophique. Mais ce processus de création des intellectuels est long, difficile, plein de contradictions, de marches eu avant et de retraites, de débandades et de regroupements, où la « fidélité » de la masse (et la fidélité et la discipline sont initialement la forme que prennent l'ad­hé­sion de la masse et sa collaboration au développement du phénomène culturel tout entier) est mise parfois à rude épreuve. Le processus de développement est lié à une dialectique intellectuels-masse ; la couche des intellectuels se développe quantitative­ment et qualitativement, mais tout bond vers une nouvelle « ampleur » et une nou­velle complexité de la couche des intellectuels, est lié à un mouvement analogue de la masse des simples, qui s'élève vers des niveaux supérieurs de culture et élargit en même temps le cercle de son influence, par des pointes individuelles ou même des groupes plus ou moins importants, en direction de la couche des intellectuels spécia­lisés. Mais dans le processus se répètent continuellement des moments où, entre masse et intellectuels (soit certains d'entre eux, soit un groupe) se produit un décro­chage, une perte de contact, et, par conséquent l'impression d' « accessoire », de com­plé­mentaire, de subordonné. Insister sur l'élément « pratique » du groupe théorie-pratique, après avoir scindé, séparé, et pas seulement distingué les deux éléments (opération purement mécanique et conventionnelle) signifie qu'on traverse une phase historique relativement primitive, une phase encore économique-corporative, où se transforme quantitativement le cadre général de la « structure » et où la qualité-super­structure adéquate s'apprête a surgir mais n'est pas encore organiquement formée. Il faut mettre en relief l'importance et la signification qu'ont, dans le monde moderne, les partis politiques dans l'élaboration et la diffusion des conceptions du monde, en tant qu'ils élaborent essentiellement l'éthique et la politique conformes à ces derniè­res, et qu'ils fonctionnent en somme comme des « expérimentateurs » historiques de ces conceptions. Les partis sélectionnent individuellement la masse agissante et la sélection se fait aussi bien dans le domaine pratique, que dans le domaine théorique et conjointement, avec un rapport d'autant plus étroit entre théorie et pratique, que la conception innove d'une manière plus vitale et radicale, et qu'elle se présente comme l'antagoniste des vieux modes de pensée. Ainsi peut-on dire que par les partis s'élabo­rent de nouvelles conceptions intellectuelles, intégrales et totalitaires, c'est-à-dire qu'ils sont le creuset de l'unification de la théorie et de la pratique, en tant que proces­sus historique réel, et on comprend combien est nécessaire que le parti se forme au moyen d'adhésions individuelles et non selon Je type « labour party », car il s'agit de diriger organiquement « toute la masse économiquement active », il s'agit de la diriger non pas selon de vieux schèmes, mais en innovant, et l'innovation ne peut prendre à ses débuts un caractère de masse que par l'intermédiaire d'une élite, pour qui la conception contenue implicitement dans l'activité humaine est déjà devenue, dans une certaine mesure, conscience actuelle cohérente et systématique, volonté ferme et précise.

Il est possible d'étudier une de ces phases dans la discussion au cours de laquelle se sont manifestés les plus récents développements de la philosophie de la praxis (discussion résumée dans un article de E. D. Mirski, collaborateur de la Cultura. On peut voir comment s'est fait le passage d'une conception mécaniste purement exté­rieure à une conception activiste, qui se rapproche davantage, comme on l'a observé, d'une juste compréhension de l'unité de la théorie et de la pratique, bien qu'on n'ait pas encore donné son sens plein à la synthèse. On peut observer comment l'élément déterministe, fataliste, mécaniste a été un « arôme » idéologique immédiat de la phi­lo­sophie de la praxis, une forme de religion et d'excitant (mais à la façon des stupé­fiants), que rendait nécessaire et que justifiait historiquement le caractère « subalterne » de couches sociales déterminées.

Quand on n'a pas l'initiative de la lutte et que la lutte même finit par s'identifier avec une série de défaites, le déterminisme mécanique devient une formidable force de résistance morale, de cohésion, de persévérance patiente et obstinée. « Je suis battu momentanément, mais à la longue la force des choses travaille pour moi, etc. » La volonté réelle se travestit en un acte de foi, en une certaine rationalité de l'histoire, en une forme empirique et primitive de finalisme passionné qui apparaît comme un subs­titut de la prédestination, de la providence, etc., des religions confessionnelles. Il faut insister sur le fait que même en ce cas, il existe réellement une forte activité de la volonté, une intervention directe sur la « force des choses », mais justement sous une forme implicite voilée, qui a honte d'elle-même, d'où les contradictions de la con­scien­ce dépourvue d'unité critique, etc. Mais quand le subalterne devient dirigeant` et responsable de l'activité économique de masse, le mécanisme se présente à un certain mo­ment comme un danger imminent, et on assiste à une révision de tout le système de pensée, parce qu'il s'est produit un changement dans le mode de vie social. Pour­quoi les limites de la « force des choses » et son empire deviennent-ils plus étroits ? C'est que, au fond, si le subalterne était hier une chose, il est aujourd'hui, non plus une chose mais une personne historique, un protagoniste ; s'il était hier irresponsable parce que « résistant » à une volonté étrangère, il se sent aujourd'hui responsable par­ce que non plus résistant mais agent et nécessairement actif et entreprenant. Mais avait-il été réellement hier simple « résistance », simple « chose », simple « irres­pon­sabilité ? » Certainement pas, et il convient au contraire de mettre en relief comment le fatalisme ne sert qu'à voiler la faiblesse d'une volonté active et réelle. Voilà pour­quoi il faut toujours démontrer la futilité du déterminisme mécanique, qui, explicable comme philosophie naïve de la masse, et, uniquement en tant que tel, élément intrin­sèque de force, devient, lorsqu'il est pris comme philosophie réfléchie et cohé­rente de la part des intellectuels, une source de passivité, d'autosuffisance imbécile ; et cela, sans attendre que le subalterne soit devenu dirigeant et responsable. Une partie, de la masse, même subalterne, est toujours dirigeante et responsable, et la philosophie de la partie précède toujours la philosophie du tout, non seulement comme anticipation théorique, mais comme nécessité actuelle.

Que la conception mécaniste ait été une religion de subalternes, c'est ce que mon­tre une analyse du développement de la religion chrétienne, qui, au cours d'une certai­ne période historique et dans des conditions historiques déterminées a été et continue d'être une « nécessité », une forme nécessaire de la volonté des masses po­pu­laires, une forme déterminée de la rationalité du monde et de la vie, et a fourni les cadres gé­né­raux de l'activité pratique réelle. Dans ce passage d'un article de Civiltà cattolica [Civi­lisation catholique] « Individualisme païen et individualisme chrétien » (fasc. du 5 mars 1932) cette fonction du christianisme me semble bien exprimée :
  
« La foi dans un avenir sûr, dans l'immortalité de l'âme destinée à la béatitude, dans la certitude de pouvoir arriver à la jouissance éternelle, a été l'élément moteur d'un travail intense de perfection intérieure et d'élévation spirituelle. C'est là que le véritable indivi­dualisme chrétien a trouvé l'élan qui l'a porté à ses victoires. Toutes les forces du chrétien ont été rassemblées autour de cette noble fin. Libéré des fluctuations spéculatives qui épuisent l'âme dans le doute, et éclairé par des principes immortels, l'homme a senti renaître ses espé­rances ; sûr qu'une force supérieure le soutenait dans sa lutte contre le mal, il se fit violence à lui-même et triompha du monde. »

Mais en ce cas également, c'est du christianisme naïf qu'on entend parler, non du christianisme jésuitisé, transformé en pur narcotique pour les masses populaires.

Mais la position du calvinisme, avec sa conception historique implacable de la prédestination et de la grâce, qui détermine une vaste expansion de l'esprit d'initiative (ou devient la forme de ce mouvement) est encore plus expressive et significative.

Pourquoi et comment se diffusent, en devenant populaires, les nouvelles concep­tions du monde ? Est-ce que dans ce processus de diffusion (qui est en même temps un processus de substitution à l'ancien et très souvent de combinaison entre l'ancien et le nouveau) influent (voir comment et dans quelle mesure) la forme rationnelle dans laquelle la nouvelle conception est exposée et présentée, l'autorité (dans la mesure où elle est reconnue et appréciée d'une façon au moins générique) de la personne qui ex­po­se et des savants et des penseurs sur lesquels elle s'appuie, le fait pour ceux qui soutiennent la nouvelle conception d'appartenir à la même organisation (après être toutefois entrés dans l'organisation pour un autre motif que celui de partager la nou­velle conception) ? En réalité, ces éléments varient suivant le groupe social et le niveau culturel du groupe considéré. Mais la recherche a surtout un intérêt en ce qui con­cerne les masses populaires, qui changent plus difficilement de conceptions, et qui ne les changent jamais, de toute façon, en les acceptant dans leur forme « pure », pour ainsi dire, mais seulement et toujours comme une combinaison plus ou moins hétéro­clite et bizarre. La forme rationnelle, logiquement cohérente, le caractère exhaustif du raisonnement qui ne néglige aucun argument pour ou contre qui ait quelque poids, ont leur importance, mais sont bien loin d'être décisifs ; mais ce sont des éléments qui peuvent être décisifs sur un plan secondaire, pour telle personne qui se trouve déjà dans des conditions de crise intellectuelle, qui flotte entre l'ancien et le nouveau, qui a perdu la foi dans l'ancien et ne s'est pas encore décidée pour le nouveau, etc.

C'est ce qu'on peut dire aussi de l'autorité des penseurs et des savants. Elle est très grande dans le peuple, mais il est vrai que toute conception a ses penseurs et ses savants à mettre en ligne et l'autorité est partagée ; il est en outre possible pour tout penseur de distinguer, de mettre en doute qu'il se soit vraiment exprimé de cette façon, etc. On peut conclure que le processus de diffusion des conceptions nouvelles se produit pour des raisons politiques, c'est-à-dire en dernière instance, sociales, mais que l'élément formel, de la cohérence logique, l'élément autorité et l'élément organisa­tion, ont dans ce processus une fonction très grande, immédiatement après que s'est produite l'orientation générale, aussi bien dans les individus pris isolément que dans les groupes nombreux. On peut ainsi conclure que dans les masses en tant que telles, la philosophie ne peut être vécue que comme une foi. Qu'on imagine, du reste, la position intellectuelle d'un homme du peuple ; les éléments de sa formation sont des opinions, des convictions, des critères de discrimination et des normes de conduite. Tout interlocuteur qui soutient un point de vue opposé au sien, s'il est intellectuelle­ment supérieur, sait présenter ses raisons mieux que lui, et lui clôt le bec « logi­que­ment », etc. ; l'homme du peuple devrait-il alors changer de convictions ? simplement parce que dans la discussion immédiate il ne sait pas se défendre ? Mais alors, il pour­rait lui arriver de devoir en changer une fois par jour, c'est-à-dire chaque fois qu'il rencontre un adversaire idéologique intellectuellement supérieur. Sur quels éléments se fonde donc sa philosophie ? Et surtout, sa philosophie dans la forme, qui a pour lui la plus grande importance, de norme de conduite ? L'élément le plus important est indubitablement de caractère non rationnel, de foi. Mais foi en qui et en quoi ? Avant tout, dans le groupe social auquel il appartient, dans la mesure où, d'une manière diffu­se, il pense les choses comme lui : l'homme du peuple pense qu'une masse si nombreuse ne peut se tromper ainsi, du tout au tout, comme voudraient le faire croire les arguments de l'adversaire ; qu'il n'est pas lui-même, c'est vrai, capable de soutenir et de développer ses propres raisons, comme l'adversaire les siennes, mais que dans son groupe, il y a des hommes qui sauraient le faire, et certes encore mieux que l'adversaire en question, et qu'il se rappelle en fait avoir entendu exposer, dans tous les détails, avec cohérence, de telle manière qu'il a été convaincu, les raisons de sa foi. Il ne se rappelle pas les raisons dans leur forme concrète, et il ne saurait pas les répéter, mais il sait qu'elles existent Parce qu'il les a entendu exposer et qu'elles l'ont convaincu. Le fait d'avoir été convaincu une fois d'une manière fulgurante est la raison permanente de la permanence de sa conviction, même si cette dernière ne sait plus retrouver ses propres arguments.

Mais ces considérations nous amènent à conclure à une extrême fragilité des con­vic­tions nouvelles des masses populaires, surtout si ces nouvelles convictions sont en opposition avec les convictions (même nouvelles) orthodoxes, socialement confor­mistes du point de vue des intérêts généraux des classes dominantes. On peut s'en persuader en réfléchissant à la fortune des religions et des églises. La religion ou telle église maintient la communauté des fidèles (à l'intérieur de certaines limites imposées par les nécessités du développement historique général) dans la mesure où elle entretient en permanence et par une organisation adéquate sa propre foi, en en répé­tant l'apologétique sans se lasser, en luttant à tout instant et toujours avec des argu­ments semblables, et en entretenant une hiérarchie d'intellectuels chargés de don­ner à la foi, au moins l'apparence de la dignité de la pensée. Chaque fois que la continuité des rapports entre Église et fidèles a été interrompue d'une manière violente, pour des raisons politiques, comme cela s'est passé pendant la Révolution française, les pertes subies par l’Église ont été incalculables, et, si les conditions difficiles pour l'exercice des pratiques relevant de la routine avaient été prolongées au-delà de certaines limites de temps, on peut penser que de telles pertes auraient été définitives, et qu'une nou­velle religion aurait surgi, comme elle a d'ailleurs surgi, en France, en se combinant avec l'ancien catholicisme. Ou en déduit des nécessités déterminées pour tout mouve­ment culturel qui se proposerait de remplacer le sens commun et les vieilles concep­tions du monde en général : 1. de ne jamais se fatiguer de répéter ses propres argu­ments (en en variant littérairement la forme) : la répétition est le moyen didactique le plus efficace pour agir sur la mentalité populaire ; 2. de travailler sans cesse à l'éléva­tion intellectuelle de couches populaires toujours plus larges, pour donner une personnalité à l'élément amorphe de masse, ce qui veut dire de travailler à susciter des élites d'intellectuels d'un type nouveau qui surgissent  directement de la masse tout en restant en contact avec elle pour devenir les « baleines » du corset. Cette seconde nécessité, si elle est satisfaite, est celle qui  réellement modifie le « panorama idéolo­gique » d'une époque. Et d'ailleurs ces élites ne peuvent se  constituer et se dévelop­per sans donner lieu à l'intérieur de leur groupe à une hiérarchisation suivant l'autorité et les compétences intellectuelles, hiérarchisation qui peut avoir à son sommet un grand philosophe individuel ; ce dernier toutefois, doit être capable de revivre concrè­tement les exigences de l'ensemble de la communauté idéologique, de comprendre qu'elle ne peut avoir l'agilité de mouvement propre à un cerveau individuel et par  conséquent d'élaborer la forme de la doctrine collective qui soit la plus adhérente et la plus adéquate aux modes de pensée d'un penseur collectif.

Il est évident qu'une construction de masse d'un tel genre ne peut advenir « arbi­trairement », autour d'une quelconque idéologie, par la volonté de construction (formelle) d'une personnalité ou d'un groupe qui se proposeraient ce but, poussés par le fanatisme de leurs convictions philosophiques ou religieuses. L'adhésion de masse à une idéologie ou la non-adhésion est la manière par laquelle se manifeste la critique réelle de la rationalité et de l'historicité des modes de pensée. Les constructions arbi­traires sont plus ou moins rapidement éliminées de la compétition historique, même si parfois, grâce à une combinaison de circonstances immédiates favorables, elles réussissent à jouir d'une relative popularité, alors que les constructions qui correspon­dent aux exigences d'une période historique complexe et organique finissent toujours par s'imposer et prévaloir, même si elles traversent nombre de phases intermédiaires, où elle ne peuvent s'affirmer qu'à travers des combinaisons plus ou moins bizarres et hétéroclites.

Ces développements posent de nombreux problèmes, dont les plus importants se résument dans le style et la qualité des rapports entre les diverses couches intellectu­ellement qualifiées, c'est-à-dire dans l'importance et dans la fonction que doit et peut avoir l'apport créateur des groupes supérieurs en liaison avec la capacité organique de discuter et de développer de nouveaux concepts critiques de la part des couches intellectuellement subordonnées. Il s'agit donc de fixer les limites de la liberté de discussion et de propagande, liberté qui ne doit pas être entendue dans le sens admi­nistratif et policier, mais dans le sens d'auto-limites que les dirigeants posent à leur propre activité ou bien, au sens propre, de définir l'orientation d'une politique cultu­relle. En d'autres termes : qui définira les « droits de la science » et les limites de la recherche scientifique et ces droits et ces limites pourront-ils être proprement définis ? Il paraît nécessaire que le lent travail de la recherche de vérités nouvelles et meilleu­res, de formulations plus cohérentes et plus claires des vérités elles-mêmes, soit laissé à la libre initiative de chaque savant, même s'ils remettent continuellement en discussion les principes mêmes qui paraissent les plus essentiels. Il ne sera du reste pas difficile de mettre en lumière le cas où de telles initiatives de discussion répon­dent à des motifs intéressés et n'ont pas un caractère scientifique. Il n'est, du reste, pas impossible de penser que les initiatives individuelles soient disciplinées et ordonnées, qu'elles passent à travers le crible des académies ou instituts culturels de tout genre et ne deviennent publiques qu'après avoir été sélectionnées, etc.

Il serait intéressant d'étudier concrètement, pour un pays particulier, l'organisation culturelle qui tient en mouvement le monde idéologique et d'en examiner le fonc­tionne­ment. Une étude du rapport numérique entre le personnel qui professionnelle­ment se consacre au travail actif culturel et la population des différents pays serait également utile, avec un calcul approximatif des forces libres. Dans chaque pays c'est l'école dans tous ses degrés, et l’Église, qui sont les deux plus grandes organisations culturelles, par le nombre du personnel occupé. Les journaux, les revues et l'activité libraire, les institutions scolaires privées, soit qu'elles complètent l'école d'État, soit qu'elles jouent le rôle d'institutions de culture du type universités populaires. D'autres professions incorporent dans leur activité spécialisée une fraction culturelle qui n'est pas indifférente, comme celle des médecins, des officiers de l'armée, de la magis­trature. Mais il faut noter que dans tous les pays, encore que dans une mesure diver­se, existe une grande coupure entre les masses populaires et les groupes intellectuels, même les plus nombreux et les plus proches de la masse nationale, comme les instituteurs et les prêtres ; et que cela se produit parce que, même là où les gouver­nants affirment le contraire en paroles, l'État comme tel n'a pas une conception unitaire, cohérente et homogène, ce qui fait que les groupes intellectuels sont disper­sés entre une couche et l'autre et dans les limites d'une même couche. L'Université, quelques pays mis à part, n'exerce aucune fonction unificatrice ; souvent un penseur libre a plus d'influence que toute l'institution universitaire etc.

A propos de la fonction historique remplie par la conception fataliste de la philo­so­phie de la praxis, on pourrait en faire un éloge funèbre, en demandant qu'on recon­naisse son utilité pour une certaine période historique, mais en soutenant, et pour cette raison précise, la nécessité de l'enterrer avec tous les honneurs qui lui sont dus. On pourrait en réalité comparer sa fonction à celle de la théorie de la grâce et de la pré­des­tination pour les débuts du monde moderne, théorie qui toutefois atteint son apogée dans la philosophie classique allemande et sa conception de la liberté com­me conscience de la nécessité. Elle a été un doublet populaire du cri « Dieu le veut », mais pourtant, même sur ce plan primitif et élémentaire, elle marquait le début d'une conception plus moderne et plus féconde que celle contenue dans « Dieu le veut », ou dans la théorie de la grâce. Est-il possible que « formellement», une nouvelle concep­tion se présente sous un aspect autre que l'aspect grossier et confus d'une plèbe ? Et toutefois l'historien, quand il a les perspectives nécessaires, réussit à préciser et à comprendre que les débuts d'un monde nouveau, toujours âpres et caillouteux, sont supérieurs au déclin d'un monde agonisant et aux « chants du cygne » qu'il produit dans son agonie.


Antonio Gramsci, Les Cahiers de la Prison


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