Note 1. - Pour sa propre conception du monde, on appartient à un groupement
déterminé, et précisément à celui qui réunit les éléments sociaux partageant
une même façon de penser et d'agir. On est toujours les conformistes de quelque
conformisme, on est toujours homme-masse ou homme collectif. Le problème est
le suivant : de quel type historique est le conformisme, l'homme-masse
dont fait partie un individu ? Quand sa conception du monde n'est pas critique
et cohérente mais fonction du moment et sans unité, l'homme appartient
simultanément à une multiplicité d'hommes-masses, sa personnalité se trouve
bizarrement composite : il y a en elle des éléments de l'homme des cavernes et
des principes de la science la plus moderne et la plus avancée, des préjugés de
toutes les phases historiques passées, misérablement particularistes et des
intuitions d'une philosophie d'avenir comme en possédera le genre humain quand
il aura réalisé son unité mondiale. Critiquer sa propre conception du monde
signifie donc la rendre unitaire et cohérente et l'élever au point où est
parvenue la pensée mondiale la plus avancée. Cela veut donc dire aussi
critiquer toute la philosophie élaborée jusqu'à ce jour, dans la mesure où elle
a laissé des stratifications consolidées dans la philosophie populaire. Le
commencement de l'élaboration critique est la conscience de ce qu'on est
réellement, un « connais-toi toi-même » conçu comme produit du processus
historique qui s'est jusqu'ici déroulé et qui a laissé en chacun de nous une
infinité de traces reçues sans bénéfice d'inventaire. C'est cet inventaire
qu'il faut faire en premier lieu.
Note 2. - On ne peut séparer la philosophie de l'histoire de la philosophie et
la culture de l'histoire de la culture. Au sens le plus immédiat et adhérant le
mieux à la réalité, on ne peut être philosophe, c'est-à-dire avoir une
conception du monde critiquement cohérente, sans avoir conscience de son
historicité, de la phase de développement qu'elle représente et du fait
qu'elle est en contradiction avec d'autres conceptions. Notre conception du
monde répond à des problèmes déterminés posés par la réalité, qui sont bien
déterminés et « originaux » dans leur actualité. Comment est-il possible de
penser le présent et un présent bien déterminé avec une pensée élaborée pour
des problèmes d'un passé souvent bien lointain et dépassé ? Si cela arrive,
c'est que nous sommes « anachroniques » dans notre propre temps, des fossiles
et non des êtres vivants dans le monde moderne, ou tout au moins que nous
sommes bizarrement « composites ». Et il arrive en effet que des groupes
sociaux, qui par certains côtés expriment l'aspect moderne le plus développé,
sont, par d'autres, en retard par leur position sociale et donc incapables
d'une complète autonomie historique.
Note 3. - S'il est vrai que tout
langage contient les éléments d'une conception du monde et d'une culture, il
sera également vrai que le langage de chacun révélera la plus ou moins grande
complexité de sa conception du monde. Ceux qui ne parlent que le dialecte ou
comprennent la langue nationale plus ou moins bien, participent nécessairement
d'une intuition du monde plus ou moins restreinte et provinciale, fossilisée,
anachronique, en face des grands courants de pensée qui dominent l'histoire mondiale.
Leurs intérêts seront restreints, plus ou moins corporatifs ou économistes,
mais pas universels. S'il n'est pas toujours possible d'apprendre plusieurs
langues étrangères pour se mettre en contact avec des vies culturelles
différentes, il faut au moins bien apprendre sa langue nationale. Une grande
culture peut se traduire dans la langue d'une autre grande culture,
c'est-à-dire qu'une grande langue nationale, historiquement riche et complexe,
peut traduire n'importe quelle autre grande culture, être en somme une
expression mondiale. Mais un dialecte
ne peut pas faire la même chose.
Note 4. - Créer une nouvelle culture
ne signifie pas seulement faire individuellement des découvertes « originales
», cela signifie aussi et surtout diffuser critiquement des vérités déjà
découvertes, les « socialiser » pour ainsi dire et faire par conséquent
qu'elles deviennent des bases d'actions vitales, éléments de coordination et d'ordre
intellectuel et moral. Qu'une masse d'hommes soit amenée à penser d'une manière
cohérente et unitaire la réalité présente, est un fait « philosophique » bien
plus important et original que la découverte faite par un « génie »
philosophique d'une nouvelle vérité qui reste le patrimoine de petits groupes
intellectuels.
Connexion entre
le sens commun, la religion et la philosophie. La philosophie est un ordre
intellectuel, ce que ne peuvent être ni la religion ni le sens commun. Voir
comment, dans la réalité, religion et sens commun, eux non plus ne coïncident
pas, mais comment la religion est un élément, entre autres éléments dispersés,
du sens commun. Du reste, « sens commun » est un nom collectif, comme «
religion » : il n'existe pas qu'un seul sens commun, car il est lui aussi un
produit et un devenir historique. La philosophie est la critique et le
dépassement de la religion et du sens commun, et en ce sens elle coïncide avec
le « bon sens » qui s'oppose au sens commun.
Rapports entre
science-religion-sens commun. La religion et le sens commun ne peuvent
constituer un ordre intellectuel parce qu'ils ne peuvent se réduire à une
unité, a une cohérence, même dans la conscience individuelle, pour ne rien dire
de la conscience collective - ils ne peuvent se réduire à une unité ni à une
cohérence « d'eux-mêmes », mais par une méthode autoritaire, cela pourrait se
faire et c'est en fait arrivé dans le passé à l'intérieur de certaines limites.
Le problème de la religion entendu non au sens confessionnel mais au sens
laïque d'une unité de foi entre une conception du monde et une norme de
conduite conforme à cette conception : mais pourquoi appeler cette unité de foi
« religion » et ne pas l'appeler « idéologie » ou franchement « politique »
?
En effet la
philosophie général n'existe pas : il existe diverses philosophies ou
conceptions du monde et, parmi celles-ci, on fait toujours un choix. Comment se
fait ce choix ? Ce choix est-il un fait purement intellectuel ou plus complexe
? Et n'arrive-t-il pas souvent qu'entre le fait intellectuel et la norme de
conduite il y ait contradiction ? Quelle sera alors la réelle conception du
monde : celle qui est affirmée logiquement comme fait intellectuel, ou celle
que révèle l'activité réelle de chaque individu, qui est implicitement
contenue dans son action ? Et puisque agir c'est toujours agir politiquement, peut-on dire que la philosophie réelle de chacun est contenue tout entière
dans sa politique ? Cette contradiction entre la pensée et l'action, c'est-à-dire
la coexistence de deux conceptions du monde, l'une affirmée en paroles, l'autre
se manifestant dans l'action effective, n'est pas toujours due à la mauvaise
foi. La mauvaise foi peut être une explication satisfaisante pour quelques
individus pris séparément, ou même pour des groupes plus ou moins nombreux ;
elle n'est toutefois pas satisfaisante quand la contradiction apparaît dans une
manifestation de la vie des grandes masses :
Elle est alors
nécessairement l'expression de luttes plus profondes, d'ordre
historique-social. Cela veut dire dans ce cas qu'un groupe social (alors qu'il
possède en propre une conception du monde, parfois seulement embryonnaire, qui
se manifeste dans l'action, et donc par moments, occasionnellement,
c'est-à-dire dans les moments où ce groupe bouge comme un ensemble organique)
a, pour des raisons de soumission et de subordination intellectuelles, emprunté
à un autre groupe une conception qui ne lui appartient pas, qu'il affirme en
paroles, et qu'il croit suivre, parce qu'il la suit « en temps normal », autrement dit lorsque la conduite n'est pas indépendante ni
autonome, mais justement soumise et subordonnée. Ainsi donc on ne peut détacher
la philosophie de la politique et on peut montrer même que le choix et la critique
d'une conception du monde sont eux aussi un fait politique.
Il faut donc
expliquer comment il se fait qu'en tout temps coexistent de nombreux systèmes
et courants de philosophie, comment ils naissent, comment ils se répandent,
pourquoi ils suivent dans leur diffusion certaines lignes de fracture et
certaines directions, etc.
Cela montre
combien il est nécessaire de rassembler sous forme de système, avec l'aide
d'une méthode critique et cohérente, ses propres intuitions du monde et de la
vie, en établissant avec précision ce qu'on doit entendre par « système » pour
que ce mot ne soit pas compris dans son sens pédant et professoral. Mais cette
élaboration doit être faite et ne peut l'être que dans le cadre de l'histoire
de la philosophie qui montre quelle élaboration la pensée a subie au cours des
siècles et quel effort collectif a coûté notre façon actuelle de penser, qui
résume et rassemble toute cette histoire passée, même dans ses erreurs et ses
délires. Il n'est pas dit, d'ailleurs, que ces erreurs et ces délires, bien
qu'ils appartiennent au passé et qu'ils aient été corrigés, ne se reproduisent
pas dans le présent et n'exigent pas de nouvelles corrections.
Quelle est
l'idée que le peuple se fait de la philosophie ? On peut la retrouver à travers
les manières de parler du langage commun. Une des plus répandues est celle de «
prendre les choses avec philosophie », et cette expression, après analyse,
n'est pas à rejeter complètement. Il est vrai que la formule invite
implicitement à la résignation et à la patience, mais il semble que le point le
plus important soit au contraire l'invitation à la réflexion, à se rendre bien
compte que ce qui arrive est au fond rationnel et que c'est comme tel qu'il
faut l'affronter, en concentrant ses propres forces rationnelles et non en se
laissant entraîner par des impulsions instinctives et violentes. On pourrait
grouper ces façons de parler populaires avec les expressions semblables des
écrivains de caractère populaire - en les empruntant aux grands dictionnaires -
où entrent les termes « philosophie » et « philosophiquement », et on verrait
alors que ces termes signifient très précisément qu'on surmonte des passions
bestiales et élémentaires au profit d'une conception de la nécessité qui donne
à sa propre action une direction consciente. C'est là le noyau sain du sens
commun, ce que justement on pourrait appeler « bon sens » et qui mérite d'être
développé et rendu unitaire et cohérent. On voit donc que c'est aussi pour cela
qu'on ne peut séparer la philosophie dite « scientifique » de celle dite «
vulgaire » et populaire qui n'est qu'un ensemble d'idées et d'opinions
disparates.
Mais maintenant
se pose le problème fondamental de toute conception du monde, de toute
philosophie qui est devenue un mouvement culturel, une « religion », une
« foi », c'est-à-dire qui a produit une activité pratique et une volonté
et qui se trouve contenue dans ces dernières comme « prémisse » théorique
implicite (une « idéologie », pourrait-on dire, si au terme « idéologie » on donne
justement le sens le plus élevé d'une conception du monde qui se manifeste
implicitement dans l'art, dans le droit, dans l'activité économique, dans
toutes les manifestations de la vie individuelle et collective). En d'autres
termes, le problème qui se pose est de conserver l'unité idéologique dans tout
le bloc social qui, précisément par cette idéologie déterminée est cimenté et
unifié. La force des religions et surtout de l’Église catholique a consisté et
consiste en ce qu'elles sentent énergiquement la nécessité de l'union
doctrinale de toute la masse « religieuse » et qu'elles luttent afin que les
couches intellectuellement supérieures ne se détachent pas des couches
inférieures. L'Église romaine a toujours été la plus tenace dans la lutte
visant à empêcher que se forment officiellement deux religions, celle des
intellectuels et celle des « âmes simples ». Cette lutte n'a pas été sans
graves inconvénients pour l’Église elle-même, mais ces inconvénients sont liés
au processus historique qui transforme toute la société civile et qui, en bloc,
contient une critique corrosive des religions ; ce qui rehausse d'autant la
capacité organisatrice du clergé dans le domaine de la culture et le rapport
abstraitement rationnel et juste que dans sa sphère, l’Église a su établir
entre les intellectuels et les « simples ». Les jésuites ont été
indubitablement les plus grands artisans de cet équilibre et pour le conserver,
ils ont imprimé à l’Église un mouvement progressif qui tend à donner
satisfaction aux exigences de la science et de la philosophie, mais avec un
rythme si lent et méthodique que les mutations ne sont pas perçues par la masse
des « simples » bien qu'elles paraissent « révolutionnaires » et démagogiques
aux intégristes ».
Une des plus
grandes faiblesses des philosophies de l'immanence en général consiste précisément dans le fait de ne pas avoir su
créer une unité idéologique entre le bas et le haut, entre les « simples » et
les intellectuels. Dans l'histoire de la civilisation occidentale, le fait
s'est produit à l'échelle européenne, avec la faillite immédiate de la
Renaissance et en partie également de la Réforme, en face de l’Église romaine.
Cette faiblesse se manifeste dans la question scolaire, dans la mesure où les
philosophies de l'immanence n'ont même pas tenté de construire une conception
qui pût remplacer la religion dans l'éducation de l'enfant, d'où le sophisme
pseudo-historiciste qui fait que des pédagogues sans religion (sans confession)
et en réalité athées, concèdent l'enseignement de la religion parce que la
religion est la philosophie de l'enfance de l'humanité qui se renouvelle dans
toute enfance non métaphorique. L'idéalisme s'est également montré hostile aux
mouvements culturels qui veulent « aller au peuple », et qui se manifestèrent dans les universités dites populaires et
autres institutions semblables, et non pas seulement pour leurs aspects
négatifs, car en ce cas ils auraient dû chercher à faire mieux. Ces mouvements
étaient pourtant dignes d'intérêt, et ils méritaient d'être étudiés : ils
connurent le succès, en ce sens qu'ils démontrèrent de la part des e simples
» un enthousiasme sincère et une forte volonté de s'élever à une forme
supérieure de culture et de conception du monde. Ils étaient toutefois dépourvus
de tout caractère organique, aussi bien du point de vue de la pensée philosophique
qu'en ce qui concerne la solidité de l'organisation et la centralisation culturelle
; on avait l'impression d'assister aux premiers contacts entre marchands
anglais et nègres africains : on distribuait une marchandise de pacotille, pour
avoir des pépites d'or. D'ailleurs l'unité organique de la pensée et la
solidité culturelle n'étaient possibles que si entre les intellectuels et les
simples avait existé la même unité que celle qui doit unir théorie et pratique,
c'est-à-dire à la condition que les intellectuels eussent été les intellectuels
organiques de ces masses, qu'ils eussent élaboré et rendu cohérents les
principes et les problèmes que ces masses posaient par leur activité pratique,
et cela par la constitution d'un bloc culturel et social. Nous nous retrouvons devant le même problème auquel il a été fait
allusion : un mouvement philosophique est-il à considérer comme tel seulement
lorsqu'il s'applique à développer une culture spécialisée, destinée à des
groupes restreints d'intellectuels ou au contraire n'est-il tel que dans la
mesure où, dans le travail d'élaboration d'une pensée supérieure au sens commun
et scientifiquement cohérente, il n'oublie jamais de rester en contact avec les
« simples » et, bien plus, trouve dans ce contact la source des problèmes à
étudier et à résoudre ? Ce n'est que par ce contact qu'une philosophie devient
« historique », qu'elle se purifie des éléments intellectualistes de nature
individuelle et qu'on fait du « vivant »
Une philosophie
de la praxis ne peut se présenter à l'origine que sous un aspect polémique et
critique, comme dépassement du mode de pensée précédent et de la pensée
concrète existante (ou monde culturel existant). Par suite, avant tout, comme
critique du « sens commun » (après s'être fondé sur le sens commun pour
démontrer que « tous » les hommes sont philosophes et qu'il ne s'agit pas
d'introduire ex novo une science dans la vie individuelle de « tous les hommes », mais de
rénover et de rendre « critique » une activité déjà existante) et donc de la
philosophie des intellectuels, qui a donné lieu à l'histoire de la
philosophie, et qui, en tant qu'individuelle (et elle se développe en effet
essentiellement dans l'activité de personnalités particulièrement douées) peut
être considérée comme les « pointes » du progrès du sens commun, tout au moins
du sens commun des couches les plus cultivées de la Société, et, grâce à elles,
du sens commun populaire également. Voici donc qu'une préparation à l'étude de
la philosophie doit exposer sous forme de synthèse les problèmes nés du
processus de développement de la culture générale - qui ne se reflète que
partiellement dans l'histoire de la philosophie, laquelle demeure toutefois - en
l'absence d'une histoire du sens commun (impossible à construire par manque
d'un matériel documentaire) - la source fondamentale à laquelle il faut se
référer pour faire la critique de ces problèmes, en démontrer la valeur réelle
(s'ils l'ont encore) ou la signification qu'ils ont eue, comme anneaux dépassés
d'une chaîne, et définir les problèmes actuels nouveaux ou les termes dans
lesquels se posent aujourd'hui de vieux problèmes.
Le rapport entre
philosophie « supérieure » et sens commun est assuré par la « politique
», de même qu'est assuré par la politique le rapport entre le catholicisme des
intellectuels et celui des « simples ». Les différences dans les deux cas
sont toutefois fondamentales. Que l’Église ait à affronter un problème des «
simples », signifie justement qu'il y a eu rupture dans la communauté des
fidèles, rupture à laquelle on ne peut remédier en élevant les « simples » au
niveau des intellectuels (l’Église ne se propose même pas cette tâche,
idéalement et économiquement bien au-dessus de ses forces actuelles) mais en
faisant peser une discipline de fer sur les intellectuels afin qu'ils
n'outrepassent pas certaines limites dans la distinction et ne la rendent pas
catastrophique et irréparable. Dans le passé, ces « ruptures » dans la
communauté des fidèles trouvaient remède dans de forts mouvements de masse qui
déterminaient la formation de nouveaux ordres religieux - ou étaient résumés
dans cette formation - autour de fortes personnalités (saint Dominique, saint François).
Mais la
Contre-Réforme a stérilisé ce pullulement de forces populaires : la Compagnie de
Jésus est le dernier grand ordre religieux, d'origine réactionnaire et autoritaire,
possédant un caractère répressif et « diplomatique », qui a marqué par sa naissance
le durcissement de l'organisme catholique. Les nouveaux ordres qui ont surgi
après ont une très faible signification « religieuse » et une grande
signification « disciplinaire » sur la masse des fidèles, ce sont des
ramifications et des tentacules de la Compagnie de Jésus, ou ils le sont
devenus, instruments de « résistance » pour conserver les positions
politiques acquises, et non forces rénovatrices de développement. Le
catholicisme est devenu « jésuitisme ». Le modernisme n'a pas créé d' « ordre
religieux », mais un parti politique, la démocratie chrétienne.
La position de
la philosophie de la praxis est l'antithèse de la position catholique : la
philosophie de la praxis ne tend pas à maintenir les « simples » dans leur
philosophie primitive du sens commun, mais au contraire à les amener à une
conception supérieure de la vie. Si elle affirme l'exigence d'un contact entre
les intellectuels et les simples, ce n'est pas pour limiter l'activité
scientifique et pour maintenir une unité au bas niveau des masses, mais bien
pour construire un bloc intellectuel-moral qui rende politiquement possible un
progrès intellectuel de masse et pas seulement de quelques groupes restreints
d'intellectuels.
L'homme de masse
actif agit pratiquement, mais n'a pas une claire conscience théorique de son
action qui pourtant est une connaissance du monde, dans la mesure où il
transforme le monde. Sa conscience théorique peut même être historiquement en
opposition avec son action. On peut dire qu'il a deux consciences théoriques
(ou une conscience contradictoire) : l'une qui est contenue implicitement dans
son action et qui l'unit réellement à tous ses collaborateurs dans la
transformation pratique de la réalité, l'autre superficiellement explicite ou
verbale, qu'il a héritée du passé et accueillie sans critique. Cette
conception « verbale » n'est toutefois pas sans conséquences : elle renoue
les liens avec un groupe social déterminé, influe sur la conduite morale, sur
l'orientation de la volonté, d'une façon plus ou moins énergique, qui peut
atteindre un point où les contradictions de la conscience ne permettent aucune
action, aucune décision, aucun choix, et engendrent un état de passivité morale
et politique. La compréhension critique de soi-même se fait donc à travers une
lutte « d'hégémonies » politiques, de directions opposées, d'abord dans le
domaine de l'éthique, ensuite de la politique, pour atteindre à une élaboration
supérieure de sa propre conscience du réel. La conscience d'être un élément
d'une force hégémonique déterminée (c'est-à-dire la conscience politique) est
la première étape pour arriver à une progressive auto-conscience où théorie et
pratique finalement s'unissent. Même l'unité de la théorie et de la pratique
n'est donc pas une donnée de fait mécanique, mais un devenir historique, qui a
sa phase élémentaire et primitive dans le sentiment à peine instinctif de
« distinction » et de « détachement », d'indépendance, et qui progresse
jusqu'à la possession réelle et complète d'une conception du monde cohérente
et unitaire. Voilà pourquoi il faut souligner comment le développement
politique du concept d'hégémonie représente un grand progrès
philosophique, en plus de son aspect politique pratique, parce qu'il entraîne
et suppose nécessairement une unité intellectuelle et une éthique conforme à
une conception du réel qui a dépassé le sens commun et qui est devenue, bien
qu'à l'intérieur de limites encore étroites, critique.
Toutefois, dans
les plus récents développements de la philosophie de la praxis,
l'approfondissement du concept d'unité de la théorie et de la pratique n'en est
encore qu'à une phase initiale : des restes de mécanisme demeurent, puisqu'on
parle de théorie comme « complément », « accessoire » de la pratique, de
théorie comme servante de la pratique. Il semble juste que cette question
doive elle aussi être posée historiquement, c'est-à-dire comme nu aspect de
la question politique des intellectuels. Auto-conscience critique signifie
historiquement et politiquement création d'une élite d'intellectuels : une masse humaine ne se « distingue pas et ne devient pas indépendante « d'elle-même », sans
s'organiser (au sens large), et il n'y a pas d'organisation sans intellectuels,
c'est-à-dire sans organisateurs et sans dirigeants, sans que l'aspect théorique
du groupe théorie-pratique se distingue concrètement dans une couche de
personnes « spécialisées » dans l'élaboration intellectuelle et philosophique.
Mais ce processus de création des intellectuels est long, difficile, plein de
contradictions, de marches eu avant et de retraites, de débandades et de
regroupements, où la « fidélité » de la masse (et la fidélité et la discipline
sont initialement la forme que prennent l'adhésion de la masse et sa
collaboration au développement du phénomène culturel tout entier) est mise
parfois à rude épreuve. Le processus de développement est lié à une dialectique
intellectuels-masse ; la couche des intellectuels se développe quantitativement
et qualitativement, mais tout bond vers une nouvelle « ampleur » et une nouvelle
complexité de la couche des intellectuels, est lié à un mouvement analogue de
la masse des simples, qui s'élève vers des niveaux supérieurs de culture et
élargit en même temps le cercle de son influence, par des pointes individuelles
ou même des groupes plus ou moins importants, en direction de la couche des
intellectuels spécialisés. Mais dans le processus se répètent continuellement
des moments où, entre masse et intellectuels (soit certains d'entre eux, soit
un groupe) se produit un décrochage, une perte de contact, et, par conséquent
l'impression d' « accessoire », de complémentaire, de subordonné. Insister
sur l'élément « pratique » du groupe théorie-pratique, après avoir scindé,
séparé, et pas seulement distingué les deux éléments (opération purement
mécanique et conventionnelle) signifie qu'on traverse une phase historique
relativement primitive, une phase encore économique-corporative, où se
transforme quantitativement le cadre général de la « structure » et où la
qualité-superstructure adéquate s'apprête a surgir mais n'est pas encore
organiquement formée. Il faut mettre en relief l'importance et la signification
qu'ont, dans le monde moderne, les partis politiques dans l'élaboration et la
diffusion des conceptions du monde, en tant qu'ils élaborent essentiellement
l'éthique et la politique conformes à ces dernières, et qu'ils fonctionnent en
somme comme des « expérimentateurs » historiques de ces conceptions. Les partis
sélectionnent individuellement la masse agissante et la sélection se fait aussi
bien dans le domaine pratique, que dans le domaine théorique et conjointement,
avec un rapport d'autant plus étroit entre théorie et pratique, que la
conception innove d'une manière plus vitale et radicale, et qu'elle se présente
comme l'antagoniste des vieux modes de pensée. Ainsi peut-on dire que par les
partis s'élaborent de nouvelles conceptions intellectuelles, intégrales et
totalitaires, c'est-à-dire qu'ils sont le creuset de l'unification de la
théorie et de la pratique, en tant que processus historique réel, et on
comprend combien est nécessaire que le parti se forme au moyen d'adhésions
individuelles et non selon Je type « labour party », car il s'agit de diriger
organiquement « toute la masse économiquement active », il s'agit de la diriger
non pas selon de vieux schèmes, mais en innovant, et l'innovation ne peut
prendre à ses débuts un caractère de masse que par l'intermédiaire d'une élite, pour qui la conception contenue
implicitement dans l'activité humaine est déjà devenue, dans une certaine
mesure, conscience actuelle cohérente et systématique, volonté ferme et
précise.
Il est possible
d'étudier une de ces phases dans la discussion au cours de laquelle se sont
manifestés les plus récents développements de la philosophie de la praxis
(discussion résumée dans un article de E. D. Mirski, collaborateur de la
Cultura. On peut voir comment s'est fait le passage d'une conception
mécaniste purement extérieure à une conception activiste, qui se rapproche
davantage, comme on l'a observé, d'une juste compréhension de l'unité de la
théorie et de la pratique, bien qu'on n'ait pas encore donné son sens plein à
la synthèse. On peut observer comment l'élément déterministe, fataliste,
mécaniste a été un « arôme » idéologique immédiat de la philosophie de la
praxis, une forme de religion et d'excitant (mais à la façon des stupéfiants),
que rendait nécessaire et que justifiait historiquement le caractère «
subalterne » de couches sociales déterminées.
Quand on n'a pas
l'initiative de la lutte et que la lutte même finit par s'identifier avec une
série de défaites, le déterminisme mécanique devient une formidable force de
résistance morale, de cohésion, de persévérance patiente et obstinée. « Je suis
battu momentanément, mais à la longue la force des choses travaille pour moi,
etc. » La volonté réelle se travestit en un acte de foi, en une certaine
rationalité de l'histoire, en une forme empirique et primitive de finalisme
passionné qui apparaît comme un substitut de la prédestination, de la
providence, etc., des religions confessionnelles. Il faut insister sur le fait
que même en ce cas, il existe réellement une forte activité de la volonté, une
intervention directe sur la « force des choses », mais justement sous une forme
implicite voilée, qui a honte d'elle-même, d'où les contradictions de la conscience
dépourvue d'unité critique, etc. Mais quand le subalterne devient dirigeant` et
responsable de l'activité économique de masse, le mécanisme se présente à un
certain moment comme un danger imminent, et on assiste à une révision de tout
le système de pensée, parce qu'il s'est produit un changement dans le mode de
vie social. Pourquoi les limites de la « force des choses » et son empire
deviennent-ils plus étroits ? C'est que, au fond, si le subalterne était hier
une chose, il est aujourd'hui, non plus une chose mais une personne historique,
un protagoniste ; s'il était hier irresponsable parce que « résistant » à une
volonté étrangère, il se sent aujourd'hui responsable parce que non plus
résistant mais agent et nécessairement actif et entreprenant. Mais avait-il été
réellement hier simple « résistance », simple « chose », simple « irresponsabilité
? » Certainement pas, et il convient au contraire de mettre en relief comment
le fatalisme ne sert qu'à voiler la faiblesse d'une volonté active et réelle.
Voilà pourquoi il faut toujours démontrer la futilité du déterminisme
mécanique, qui, explicable comme philosophie naïve de la masse, et, uniquement
en tant que tel, élément intrinsèque de force, devient, lorsqu'il est pris
comme philosophie réfléchie et cohérente de la part des intellectuels, une
source de passivité, d'autosuffisance imbécile ; et cela, sans attendre que le
subalterne soit devenu dirigeant et responsable. Une partie, de la masse, même
subalterne, est toujours dirigeante et responsable, et la philosophie de la
partie précède toujours la philosophie du tout, non seulement comme
anticipation théorique, mais comme nécessité actuelle.
Que la
conception mécaniste ait été une religion de subalternes, c'est ce que montre
une analyse du développement de la religion chrétienne, qui, au cours d'une
certaine période historique et dans des conditions historiques déterminées a
été et continue d'être une « nécessité », une forme nécessaire de la volonté
des masses populaires, une forme déterminée de la rationalité du monde et de
la vie, et a fourni les cadres généraux de l'activité pratique réelle. Dans
ce passage d'un article de Civiltà cattolica [Civilisation catholique] «
Individualisme païen et individualisme chrétien » (fasc. du 5 mars 1932) cette
fonction du christianisme me semble bien exprimée :
«
La foi dans un avenir sûr, dans l'immortalité de l'âme destinée à la béatitude,
dans la certitude de pouvoir arriver à la jouissance éternelle, a été l'élément
moteur d'un travail intense de perfection intérieure et d'élévation
spirituelle. C'est là que le véritable individualisme chrétien a trouvé l'élan
qui l'a porté à ses victoires. Toutes les forces du chrétien ont été
rassemblées autour de cette noble fin. Libéré des fluctuations spéculatives qui
épuisent l'âme dans le doute, et éclairé par des principes immortels, l'homme a
senti renaître ses espérances ; sûr qu'une force supérieure le soutenait dans
sa lutte contre le mal, il se fit violence à lui-même et triompha du monde. »
Mais en ce cas
également, c'est du christianisme naïf qu'on entend parler, non du
christianisme jésuitisé, transformé en pur narcotique pour les masses populaires.
Mais la position
du calvinisme, avec sa conception historique implacable de la prédestination et
de la grâce, qui détermine une vaste expansion de l'esprit d'initiative (ou
devient la forme de ce mouvement) est encore plus expressive et significative.
Pourquoi et
comment se diffusent, en devenant populaires, les nouvelles conceptions du
monde ? Est-ce que dans ce processus de diffusion (qui est en même temps un
processus de substitution à l'ancien et très souvent de combinaison entre
l'ancien et le nouveau) influent (voir comment et dans quelle mesure) la forme
rationnelle dans laquelle la nouvelle conception est exposée et présentée,
l'autorité (dans la mesure où elle est reconnue et appréciée d'une façon au
moins générique) de la personne qui expose et des savants et des penseurs sur
lesquels elle s'appuie, le fait pour ceux qui soutiennent la nouvelle
conception d'appartenir à la même organisation (après être toutefois entrés
dans l'organisation pour un autre motif que celui de partager la nouvelle
conception) ? En réalité, ces éléments varient suivant le groupe social et le
niveau culturel du groupe considéré. Mais la recherche a surtout un intérêt en
ce qui concerne les masses populaires, qui changent plus difficilement de
conceptions, et qui ne les changent jamais, de toute façon, en les acceptant
dans leur forme « pure », pour ainsi dire, mais seulement et toujours comme une
combinaison plus ou moins hétéroclite et bizarre. La forme rationnelle,
logiquement cohérente, le caractère exhaustif du raisonnement qui ne néglige
aucun argument pour ou contre qui ait quelque poids, ont leur importance, mais
sont bien loin d'être décisifs ; mais ce sont des éléments qui peuvent être
décisifs sur un plan secondaire, pour telle personne qui se trouve déjà dans
des conditions de crise intellectuelle, qui flotte entre l'ancien et le
nouveau, qui a perdu la foi dans l'ancien et ne s'est pas encore décidée pour
le nouveau, etc.
C'est ce qu'on
peut dire aussi de l'autorité des penseurs et des savants. Elle est très grande
dans le peuple, mais il est vrai que toute conception a ses penseurs et ses
savants à mettre en ligne et l'autorité est partagée ; il est en outre possible
pour tout penseur de distinguer, de mettre en doute qu'il se soit vraiment
exprimé de cette façon, etc. On peut conclure que le processus de diffusion des
conceptions nouvelles se produit pour des raisons politiques, c'est-à-dire en
dernière instance, sociales, mais que l'élément formel, de la cohérence
logique, l'élément autorité et l'élément organisation, ont dans ce processus
une fonction très grande, immédiatement après que s'est produite l'orientation
générale, aussi bien dans les individus pris isolément que dans les groupes
nombreux. On peut ainsi conclure que dans les masses en tant que telles, la
philosophie ne peut être vécue que comme une foi. Qu'on imagine, du reste, la
position intellectuelle d'un homme du peuple ; les éléments de sa formation
sont des opinions, des convictions, des critères de discrimination et des
normes de conduite. Tout interlocuteur qui soutient un point de vue opposé au
sien, s'il est intellectuellement supérieur, sait présenter ses raisons mieux
que lui, et lui clôt le bec « logiquement », etc. ; l'homme du peuple
devrait-il alors changer de convictions ? simplement parce que dans la
discussion immédiate il ne sait pas se défendre ? Mais alors, il pourrait lui
arriver de devoir en changer une fois par jour, c'est-à-dire chaque fois qu'il
rencontre un adversaire idéologique intellectuellement supérieur. Sur quels
éléments se fonde donc sa philosophie ? Et surtout, sa philosophie dans la
forme, qui a pour lui la plus grande importance, de norme de conduite ?
L'élément le plus important est indubitablement de caractère non rationnel, de
foi. Mais foi en qui et en quoi ? Avant tout, dans le groupe social auquel il
appartient, dans la mesure où, d'une manière diffuse, il pense les choses
comme lui : l'homme du peuple pense qu'une masse si nombreuse ne peut se
tromper ainsi, du tout au tout, comme voudraient le faire croire les arguments
de l'adversaire ; qu'il n'est pas lui-même, c'est vrai, capable de soutenir et
de développer ses propres raisons, comme l'adversaire les siennes, mais que
dans son groupe, il y a des hommes qui sauraient le faire, et certes encore
mieux que l'adversaire en question, et qu'il se rappelle en fait avoir entendu
exposer, dans tous les détails, avec cohérence, de telle manière qu'il a été
convaincu, les raisons de sa foi. Il ne se rappelle pas les raisons dans leur
forme concrète, et il ne saurait pas les répéter, mais il sait qu'elles
existent Parce qu'il les a entendu exposer et qu'elles l'ont convaincu. Le fait
d'avoir été convaincu une fois d'une manière fulgurante est la raison
permanente de la permanence de sa conviction, même si cette dernière ne sait
plus retrouver ses propres arguments.
Mais ces
considérations nous amènent à conclure à une extrême fragilité des convictions
nouvelles des masses populaires, surtout si ces nouvelles convictions sont en
opposition avec les convictions (même nouvelles) orthodoxes, socialement conformistes
du point de vue des intérêts généraux des classes dominantes. On peut s'en
persuader en réfléchissant à la fortune des religions et des églises. La
religion ou telle église maintient la communauté des fidèles (à l'intérieur de
certaines limites imposées par les nécessités du développement historique
général) dans la mesure où elle entretient en permanence et par une
organisation adéquate sa propre foi, en en répétant l'apologétique sans se lasser,
en luttant à tout instant et toujours avec des arguments semblables, et en
entretenant une hiérarchie d'intellectuels chargés de donner à la foi, au
moins l'apparence de la dignité de la pensée. Chaque fois que la continuité des
rapports entre Église et fidèles a été interrompue d'une manière violente, pour
des raisons politiques, comme cela s'est passé pendant la Révolution française,
les pertes subies par l’Église ont été incalculables, et, si les conditions
difficiles pour l'exercice des pratiques relevant de la routine avaient été
prolongées au-delà de certaines limites de temps, on peut penser que de telles
pertes auraient été définitives, et qu'une nouvelle religion aurait surgi,
comme elle a d'ailleurs surgi, en France, en se combinant avec l'ancien
catholicisme. Ou en déduit des nécessités déterminées pour tout mouvement
culturel qui se proposerait de remplacer le sens commun et les vieilles conceptions
du monde en général : 1. de ne jamais se fatiguer de répéter ses propres arguments
(en en variant littérairement la forme) : la répétition est le moyen didactique
le plus efficace pour agir sur la mentalité populaire ; 2. de travailler sans
cesse à l'élévation intellectuelle de couches populaires toujours plus larges,
pour donner une personnalité à l'élément amorphe de masse, ce qui veut dire de
travailler à susciter des élites d'intellectuels
d'un type nouveau qui surgissent
directement de la masse tout en restant en contact avec elle pour
devenir les « baleines » du corset. Cette seconde nécessité, si elle est
satisfaite, est celle qui réellement
modifie le « panorama idéologique » d'une époque. Et d'ailleurs ces élites ne peuvent se constituer et se développer sans donner lieu
à l'intérieur de leur groupe à une hiérarchisation suivant l'autorité et les
compétences intellectuelles, hiérarchisation qui peut avoir à son sommet un
grand philosophe individuel ; ce dernier toutefois, doit être capable de
revivre concrètement les exigences de l'ensemble de la communauté idéologique,
de comprendre qu'elle ne peut avoir l'agilité de mouvement propre à un cerveau
individuel et par conséquent d'élaborer
la forme de la doctrine collective qui soit la plus adhérente et la plus
adéquate aux modes de pensée d'un penseur collectif.
Il est évident qu'une
construction de masse d'un tel genre ne peut advenir « arbitrairement »,
autour d'une quelconque idéologie, par la volonté de construction (formelle)
d'une personnalité ou d'un groupe qui se proposeraient ce but, poussés par le
fanatisme de leurs convictions philosophiques ou religieuses. L'adhésion de
masse à une idéologie ou la non-adhésion est la manière par laquelle se
manifeste la critique réelle de la rationalité et de l'historicité des modes de
pensée. Les constructions arbitraires sont plus ou moins rapidement éliminées
de la compétition historique, même si parfois, grâce à une combinaison de
circonstances immédiates favorables, elles réussissent à jouir d'une relative
popularité, alors que les constructions qui correspondent aux exigences d'une
période historique complexe et organique finissent toujours par s'imposer et
prévaloir, même si elles traversent nombre de phases intermédiaires, où elle ne
peuvent s'affirmer qu'à travers des combinaisons plus ou moins bizarres et
hétéroclites.
Ces développements
posent de nombreux problèmes, dont les plus importants se résument dans le
style et la qualité des rapports entre les diverses couches intellectuellement
qualifiées, c'est-à-dire dans l'importance et dans la fonction que doit et peut
avoir l'apport créateur des groupes supérieurs en liaison avec la capacité
organique de discuter et de développer de nouveaux concepts critiques de la
part des couches intellectuellement subordonnées. Il s'agit donc de fixer les
limites de la liberté de discussion et de propagande, liberté qui ne doit pas
être entendue dans le sens administratif et policier, mais dans le sens
d'auto-limites que les dirigeants posent à leur propre activité ou bien, au
sens propre, de définir l'orientation d'une politique culturelle. En d'autres
termes : qui définira les « droits de la science » et les limites de la
recherche scientifique et ces droits et ces limites pourront-ils être
proprement définis ? Il paraît nécessaire que le lent travail de la
recherche de vérités nouvelles et meilleures, de formulations plus cohérentes
et plus claires des vérités elles-mêmes, soit laissé à la libre initiative de
chaque savant, même s'ils remettent continuellement en discussion les principes
mêmes qui paraissent les plus essentiels. Il ne sera du reste pas difficile de
mettre en lumière le cas où de telles initiatives de discussion répondent à
des motifs intéressés et n'ont pas un caractère scientifique. Il n'est, du
reste, pas impossible de penser que les initiatives individuelles soient disciplinées
et ordonnées, qu'elles passent à travers le crible des académies ou instituts
culturels de tout genre et ne deviennent publiques qu'après avoir été
sélectionnées, etc.
Il serait
intéressant d'étudier concrètement, pour un pays particulier, l'organisation
culturelle qui tient en mouvement le monde idéologique et d'en examiner le fonctionnement.
Une étude du rapport numérique entre le personnel qui professionnellement se
consacre au travail actif culturel et la population des différents pays serait
également utile, avec un calcul approximatif des forces libres. Dans chaque
pays c'est l'école dans tous ses degrés, et l’Église, qui sont les deux plus
grandes organisations culturelles, par le nombre du personnel occupé. Les
journaux, les revues et l'activité libraire, les institutions scolaires
privées, soit qu'elles complètent l'école d'État, soit qu'elles jouent le rôle
d'institutions de culture du type universités populaires. D'autres professions
incorporent dans leur activité spécialisée une fraction culturelle qui n'est
pas indifférente, comme celle des médecins, des officiers de l'armée, de la
magistrature. Mais il faut noter que dans tous les pays, encore que dans une
mesure diverse, existe une grande coupure entre les masses populaires et les
groupes intellectuels, même les plus nombreux et les plus proches de la masse
nationale, comme les instituteurs et les prêtres ; et que cela se produit parce
que, même là où les gouvernants affirment le contraire en paroles, l'État
comme tel n'a pas une conception unitaire, cohérente et homogène, ce qui fait
que les groupes intellectuels sont dispersés entre une couche et l'autre et
dans les limites d'une même couche. L'Université, quelques pays mis à part,
n'exerce aucune fonction unificatrice ; souvent un penseur libre a plus
d'influence que toute l'institution universitaire etc.
A propos de la fonction historique remplie par la
conception fataliste de la philosophie de la praxis, on pourrait en faire un
éloge funèbre, en demandant qu'on reconnaisse son utilité pour une certaine
période historique, mais en soutenant, et pour cette raison précise, la
nécessité de l'enterrer avec tous les honneurs qui lui sont dus. On pourrait en
réalité comparer sa fonction à celle de la théorie de la grâce et de la prédestination
pour les débuts du monde moderne, théorie qui toutefois atteint son apogée dans
la philosophie classique allemande et
sa conception de la liberté comme conscience de la nécessité. Elle a été un
doublet populaire du cri « Dieu le veut », mais pourtant, même sur ce plan
primitif et élémentaire, elle marquait le début d'une conception plus moderne
et plus féconde que celle contenue dans « Dieu le veut », ou dans la théorie de
la grâce. Est-il possible que « formellement», une nouvelle conception se
présente sous un aspect autre que l'aspect grossier et confus d'une plèbe ? Et
toutefois l'historien, quand il a les perspectives nécessaires, réussit à
préciser et à comprendre que les débuts d'un monde nouveau, toujours âpres et
caillouteux, sont supérieurs au déclin d'un monde agonisant et aux « chants du
cygne » qu'il produit dans son agonie.
Antonio Gramsci, Les Cahiers de la Prison
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