dimanche 12 avril 2015

L'odeur du temps




Harry Gruyaert, tombe de Jean Genet (Larache, Maroc)





Les étoiles sont partie au pacage
la mer étale ses bras, la forêt dresse ses cous
Ni les plantes ne fléchissent
ni le poisson ne répond
ni le moineau ne s‘effarouche
Le jour porte une chemise que va déchirer la nuit.


C’est l’heure de l’insomnie, maîtresse de la Terre
la torture est l’odeur de ce temps
où lentement, lentement se fige
le sang du vivant.


Laisse ces arbres s’échanger les oiseaux
laisse les fenêtres faire accueil à une aube qui soit autre.


Regardons la durée se rompre entre nos mains
en direction d’un lieu ceint de sa rupture
rupture d’où vont surgir des temps seconds
ceux de la houle des masses
quand la toux se mêle au Paradis
et qu’au pain se mêle
l’auréole des anges.


Nous savons ce que sont nos communautés
elles confondent le bras et l’instant
elles guident le déluge
leur aube est le langage qu’humecte la clarté du jour
leur visage la limite tranchant sur le noir
il s’agit pour elles de commencement, non de mémoire
de leurs foulées se façonne l’arc
de leur route s‘engendre la flèche.


Elles forment, elles dénomment
et voici que l’étendue prend ses formes
que les choses se nomment.


Du murmure qui monte du gosier de l’Orient
souffle en spirale une fumée de lassitude.
Là-bas la croupe est volcan
le volcan matrice
que projette le désir
là-bas s’épaissit le temps
par grumeaux, grumeaux...
Nous savons que ce sont là nos masses
et nous disons :
« Salut à vous, ô bras, c’est vous qui créez la Terre... »


Nous effaçons notre histoire / nous la découvrons
nous retirons le filet de ses heures plein de paroles
comme si c’étaient les têtes de nos aïeux
alors qu’il y a là un espace
qui sermonne un nuage contre le vent
une neige contre la pluie.
Or c’est le moment
de nous dépiauter de nos nuages
d’effacer notre histoire / de la découvrir.
Entre elle
et nous
règne le feu.


Le bois de nos chagrins a molli. Son étincelle
vire au noir.
Approchez-vous, sortes diverses de l’amertume
gommes, soufres, onguents, arsenics
vous, ô bois, et vous, ô combustibles des choses
tombez, tombez dans la fournaise de nos mutilations
et qu’enfin jaillisse votre flamme
blanche, noire, verte, rouge, arc-en-ciel
de la couleur de la respiration
de la suffocation !
Que notre chagrin soit l’arbre épineux
où la cendre protège de la braise.
Qu’il soit la corde de l’arc
qu’il soit l’arc sonore
qu’il soit une fumée de la couleur du loup
qu’il soit couleur de la fumée de l’‘arfaj humide
et nous autres tel le temps rougeoyant
nous autres la gousse sèche et éclatée de la plante tinctoriale


Nous effaçons / découvrons notre histoire
nous instaurons la mémoire du sang.
Il y a là des têtes comme des chemises
qu’on enlève ou qu’on remet.
Le sang
est figures, écrans
où peux-tu être, Adam ?
Comment donnes-tu la vie,
toi qui aspirais à la mort ?
L’endroit avait une tête
de caméléon
l’espace
n’était que fiction.


Damas, le Caire, Bagdad, La Mecque
la route refuse la route
nos pieds ne nous suivaient plus :
nous connaissons ces tombes familières
ces potences suspendues au nombre des jours
nous reconnaissons
cette balle qui tète la mère
pour tuer le fils !
Mais nous logifions par les routes
emprisonnons les jours
L’île d’Arwad n’était ni de blé ni de pourpre
ce n’était qu’un manteau
tressé par les coquilles, brodé par les vagues
l’océan, généralement, tournait à l’orage
et l’orage, en général, annonçait la rupture du jeûne
Mais
nous nous repaissions de pluie
nous citions à comparaître un quidam inconnu
nous donnions à nos corps l’ordre
de s’envoler
puisqu’ils ne sont que des abris
et nous, par tendresse envers la tempête
nous nous déchaînions
en disant à nos jambes :
« Dégringolez
la poussière se retire et la mer s’avance. »
Nous disions qu’il y avait là de quoi réconcilier
l’aller vers l’Occident et l’aller vers l’Orient
nous disions : « Voici que le soleil va réchauffer ses œufs
que l’histoire va éclore bassin par bassin »
et quand autour de vous la roche se taisait
dans l’errance de son outrecuidance
nous entendions le temps rugir et sangloter.
Et nous disions :
« Ô faucilles qui parcourez les étendues
ô nos pieds fatigués imitez la poussière et la pierre
chaussez-vous de la complainte des roseaux
vous allez recréer la Terre. »





Adonis, L’odeur du temps 
[in Singuliers]



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