Le voyage dans le temps a ses lois, comme les rêves, et la Médine des femmes sera suspendue à jamais. Celles-ci devront désormais se promener dans des villes sans pitié et sans sécurité, aux aguets, entortillés dans leur Jalbib. Le voile, destiné à les protéger d'une rue violente, les accompagnera des siècles durant, quelle que soit la situation militaire de la ville. Pour elles, la paix ne reviendra jamais. Les femmes musulmanes exhiberont leur Hijab partout, vestige d'une guerre civile, qui ne prendra jamais fin.
Pourtant, certaines essaieront de résister, elles refuseront le Hijab, elles revendiqueront le droit de sortir Barza (dévoilée), un terme qu'elles ajouteront dorénavant au dictionnaire Lissan Al-Arab. « Une femme Barza est celle qui ne cache pas son visage et ne baisse pas la tête vers le sol », et le dictionnaire ajoute qu'une femme Barza est celle qui « apparaît aux gens et qui reçoit chez elle », les hommes évidemment (Yajlissou ilayha Al-Qawm). Une femme Barza est aussi une femme qui a un « jugement apprécié ». Un homme ou une femme Barz sont des personnes « connues pour leur 'Aql (raisonnement) ». Qui sont-elles, ces femmes musulmanes qui ont résisté au Hijab ? La plus célèbre est Sakina (ou Sukaïna, diminutif de tendresse) l'une des arrières-petites-filles du Prophète par sa fille Fatima, l'épouse d'Ali, le fameux 'Ali, le malheureux qautrième khalife orthodoxe qui laissa le pouvoir à Muhawiya et fut assassiné par le premier terroriste politique musulman. Le destin de ses fils sera aussi tragique que le sien, Sukaïna assistera d'ailleurs au massacre de son père à Karbala, et ce drame explique en partie sa révolte contre l'Islam politique, oppressif et despotique, et contre tout ce qui entrave la liberté de l'individu, y compris le Hijab.
Sukaïna est née en l'an 49 de l'Hégire (671 à peu près). Elle était chantée pour sa beauté, ce que les Arabes appelaient beauté, un mélange explosif de grâce physique, d'intelligence critique et d'éloquence corrosive. Les hommes les plus puissants se la disputaient, khalifes et princes lui proposaient des mariages qu'elle dédaignait pour des raisons politiques. Elle finira quand même par épouser cinq, certains disent six maris. Elle en contesta certains, fit des déclarations d'amour enflammées et passionnées à d'autres, en amena un devant le tribunal pour infidélité et ne consentit jamais la Ta'a (principe d'obéissance, clef du mariage musulman) à aucun. Dans ses contrats de mariage, elle stipulait qu'elle n'obéirait pas au mari, mais n'en ferait qu'à sa tête, qu'elle ne reconnaissait pas à son mari le droit à la polygamie, tout cela en raison de son intérêt pour les affaires politiques et la poésie. Elle continuait à recevoir chez elle des poètes et à assister, malgré ses multiples mariages, aux conseil de Qoraïch, équivalent du conseil municipal d'une ville décentralisée et démocratiquement gérée de nos jours.
[...] Qu'elle ne fut ma surprise lorsque je fus accusée de mensonge au cours d'une conférence qui se tenait à Penang, en Malaisie, en 1984, où je présentais Sakina comme type de femme traditionnelle musulmane à méditer. Mon accusateur, un Pakistanais, directeur d'une revue islamique à Londres, me coupa la parole en hurlant devant l'assistance : « Sakina est morte à l'âge de 6 ans ! » Essayant de m'enlever le micro, il répétait, furieux et vindicatif : « Elle est morte à Karbala avec son père ! Elle est morte à Karbala. » Puis s'attribuant le rôle confortable de Qadi, il me somma de lui nommer les sources auxquelles je puisais ma version de l'histoire de Sakina. Je lui fournis une liste sur-le-champ, en arabe évidemment. Il la regarda avec dédain et me dit que c'était très maigre. Il y avait Ibn Qotaïba, Ibn 'Abd Rabbih, Ibn 'Asakir, Zamakhchari, Ibn Saad, Ibn Al-Ma'ad, Al-Abahani, Ad-Dahbi, As-Safdi, Al-Wachaa, Al-Bokhari, bref, les grands noms de l'histoire musulmane. J'ai appris par la suite que cet important journaliste dont la revue prétendait contribuer à une meilleure connaissance du monde arabe ne parlait ni ne lisait l'arabe. Sakina est morte à Médine, à l'âge de 69 ans (en l'an 117 de l'Hégire). D'autres sources la font mourir à 77 ans à Kufa. Ce qui est peu probable, car elle n'aimait ni l'Irak ni les Irakiens : « Vous avez tué mon grand-père ('Ali), mon père (Hussein), mon oncle (Hassan, un autre fils d'Ali), et mon mari » dit-elle en faisant référence à son veuvage. Moç'ab B. Az-Zubair, l'un de ses maris qu'elle a le plus aimé, fut tué par l'Omeyyade Abd Al-Malik B. Marwan, le cinquieme khalife ommeyyade (685-705).
En tout cas, cette agression verbale dont je fus l'objet et cette tentative d'oblitérer le souvenir de Sakina de la part d'un musulman moderne qui ne reconnaît sa femme que voilée, écrasée et silencieuse, restent pour moi un incident qui exprime, dans sa symbolique, toute l'affaire du rapport du musulman au temps. De l'amnésie comme mémoire, du passé comme déformation des possibilités du présent. Jean Genet qui a longuement réfléchi sur le souvenir, dans Le Captif amoureux, exprime bien cette force étrange de la réminiscence qui jaillit dans le présent et le métamorphose. « Chaque souvenir est vrai. Une bouffée de fraîcheur redonne une vie fugitive a l'instant passé, passé définitivement. Chaque souvenir, moins qu'une goutte de parfum peut-être, fait revivre l'instant, défini non selon sa fraîcheur vivante de cette époque, mais autrement, je veux dire revivant d'une autre vie ».
Fatima Mernissi - Le harem politique
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