Étrange destinée que celle de cette mémoire musulmane que beaucoup interpellent pour censurer et punir. Étrange mémoire où même les morts et les mortes n'échappent pas aux tentatives d'assassinat, si par hasard ils risquaient de lever le Hijab sur la médiocrité et la servilité qu'on nous présente comme tradition.
Comment en est-on arrivé à assimiler la femme musulmane à cette créature soumise, marginale, qui se terre et ne s'ouvre au monde qu'apeurée et recroquevillé dans ses voiles ? Pourquoi l'homme musulman a-t-il besoin, pour trouver son équilibre, d'une compagne aussi mutilée ? Selon Georgi Zaydane, la glissade dans les abîmes, en ce qui concerne la femme, eut lieu sous la dynastie abbaside. Cette période qu'on nous présente habituellement comme l'âge d'or (al-'acr Ad-Dahabi, VIII è et IX è siècles) fut celle des conquêtes internationales et celle aussi de l'afflux des Jariya (femmes esclaves) d'origine étrangère, venant des pays conquis : « Les hommes s'offraient les uns aux autres des Jariyas, persanes, romaines, turques, etc. » Avec l'expansion des villes et l'essor économique, « la femme arabe fut totalement marginalisée, elle avait perdu toute liberté et toute fierté (...) alors commença le mépris des femmes. On l'emprisonna et on verrouilla portes et fenêtres autour d'elle ». Les Jariyas, elles, eurent recours au savoir, a la science, à la poésie, pour améliorer leur condition et se faire remarquer d'hommes puissants qui payaient très cher la compagnie de femmes belles et savantes qui pouvaient les délasser. Elles donnèrent naissance à des enfants de sexe mâle qu'elles poussèrent au pouvoir. Elles utilisèrent l'intrigue pour y arriver, et beaucoup de khalifes furent fils de Umm Walad, d'esclaves rehaussées au rang de reines. Harun Ar-Rachid (789-809) représente cette époque « dorée » que les contes des Mille et Une Nuits ont immortalisée à jamais, en tissant dans les rues de Bagdad des récits fascinants où des femmes et des hommes s'enlaçaient et s'étourdissaient sur fond d'intrigues et d'absolutisme politique.
Reste à savoir pourquoi, de nos jours, c'est l'image de la femme de « l'âge d'or », une « esclave », qui intrigue dans les couloirs quand elle désespère de séduire, qui symbolise l'éternel féminin musulman, alors que le souvenir d'Umm Salma, d'Aicha, et de Sakina n'éveille aucun écho et apparaît étrangement lointain et irréel.
La réponse, il faut sans doute la chercher du côté du temps-miroir, où le musulman se regarde pour penser son futur. L'image de « sa » femme changera avec ses besoins pressants d'enraciner son devenir dans une mémoire-liberté. Peut-être est-ce le devoir des femmes que de l'y aider, en le rattachant, par leurs revendications quotidiennes, à un présent fabuleux. Et le présent l'est toujours, car tout y est possible. Même d'arrêter de se souvenir, et de vivre enlacés et confiants le moment qui est là, tout simplement.
Fatima Mernissi - Le harem politique
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