Les ruines, étrangement , ont toujours quelque chose de naturel. Comme le ciel étoilé, elles constituent une quintessence du paysage : ce qu'elles offrent au regard, en effet, c'est le spectacle du temps dans ses diverses profondeurs. Il ne se compte pas en années-lumières, mais il ajoute au temps géologique immémorial les temps multiples de l'expérience humaine et les temps mêlés de la reproduction végétale. Cet harmonieux désordre, en un instant saisi par le regard, a quelque chose de l'arbitraire du souvenir. De tel être cher aujourd'hui disparu, nous gardons, plus vivace que d'autres, le souvenir, difficile à dater précisément, de telle ou telle attitude ou dans un site, une maison, une chambre, un jardin, alors que d'autres souvenirs seraient possibles, qui nous reviennent à l'esprit si nous faisons un "effort de mémoire" ; mais, spontanément, la mémoire crée son tableau préférée, toujours le même, arbitraire, insistant, où se sont rassemblés, comme s'ils était unis pour toujours, des éléments d'âges différentes : des individus dont les destins se sont croisés un temps puis ont été séparés par la mort ou par la vie, une maison vieille de deux siècles aujourd'hui rasée pour faire place à un rond-point, un parc transformé en lotissement... La mise au jour des ruines, les choix qui ont conduit à en mettre en valeur telle ou telle partie, leur aménagement, même sommaire, n'obéissent pas aux mécanismes de la mémoire spontanée, mais le paysage qui en résulte a formellement l'apparence d'un souvenir.
Dans la tradition européenne des derniers siècles, l'écriture des paysages intérieurs s'enracine dans une double expérience du temps et de l'espace. La première a trait à l'enfance, la seconde à l'idée de frontière. Les territoires d'enfance et les paysages qu'ils déposent dans la mémoire sont à la mesure de l'enfant : les dimensions, les distances perçues comme infiniment grandes se révèlent ensuite plus petites, plus étroites, plus réduites. D'où la déception ressentie par celui qui, adulte, essaie de retrouver dans le paysage réel ses souvenirs du passé. Le narrateurs proustien analyse cette déception à l'occasion d'un retour à Combray, et c'est elle qui doit nous faire comprendre, en sens inverse, non seulement le miracle de la mémoire automatique, mais plus encore le privilège de la littérature qui en déploie et en explicite les effets fulgurants. C'est à travers elle aussi, peut-être, que s'affirme le privilège du cinéma, du "grand écran" sur lequel se projettent des paysages qui, aux yeux des spectateurs, restituent quelque chose du monde immense et perdu de l'enfance.
Seules les ruines, parce qu'elles ont la forme d'un souvenir, permettent d'échapper à cette déception : elles ne sont le souvenir de personne, mais s'offrent à celui qui les parcourent comme un passé qu'il aurait perdu de vue, oublié, et qui pourtant lui dirait encore quelque chose. Un passé auquel il survit.
Marc Augé - Le temps en ruines
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