Affichage des articles dont le libellé est image-temps. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est image-temps. Afficher tous les articles

jeudi 2 août 1984

A bientôt, j'espère / Une journée d'Andrei Arsenevitch



A bientôt, j'espère (1967-68), un film de Chris Marker et Mario Marret

*


 Une journee d'Andrei Arsenevitch (1999), un film de Chris Marker


Pathéorama





C’était un drôle d’objet. Une petite boîte de métal aux coins irrégulièrement arrondis, avec une ouverture rectangulaire au milieu et en face d’elle une minuscule lentille, de la taille d’un euro. On devait glisser par le haut un morceau de film - du vrai film, avec perforations - que pressait une roulette de caoutchouc, et en tournant un bouton relié à la roulette le film se déroulait image par image. A vrai dire chaque image représentait une scène différente, de sorte que le spectacle s’apparentait plus à une lecture de diapositives qu’à du home cinema, mais ces scènes étaient des plans, magnifiquement reproduits, de films célèbres, Chaplin, Ben Hur, le Napoléon d’Abel Gance… Si on était riche on pouvait introduire la petite boîte dans une espèce de lanterne magique et projeter sur le mur (ou sur un écran, si on était très riche). Je devais me satisfaire de la version minimale : appuyer l’œil sur la lentille, et regarder. Ce bidule aujourd’hui oublié s’appelait Pathéorama. On pouvait le lire en lettres dorées sur fond noir, avec le légendaire coq Pathé qui chantait devant un soleil levant.

La joie égotiste de pouvoir regarder pour moi seul des images qui appartenaient à l’inaccessible royaume du Cinéma eut tôt fait de générer un sous-produit dialectique. Alors que je ne pouvais même pas imaginer avoir quoi que ce soit en commun avec l’art de filmer (dont les principes de base étaient naturellement bien au-delà de ma compréhension), voilà que quelque chose du film lui-même était à ma portée, un morceau de celluloïd pas tellement différent de la pellicule des négatifs photos quand ils revenaient du laboratoire. Quelque chose que je pouvais sentir et toucher, quelque chose du monde réel. Et pourquoi alors (insinuait dialectiquement mon propre Jiminy Cricket) ne pourrais-je à mon tour faire quelque chose du même genre ? Il suffisait d’avoir une matière translucide, et les bonnes dimensions. (Les perfos étaient là pour faire joli, la roulette les ignorait). Ainsi, avec des ciseaux, de la colle et du papier cristal, je confectionnai une copie fidèle de la vraie bobine Pathéorama. Après quoi, cadre par cadre, je commençai à dessiner une suite de poses de mon chat (qui d’autre ?) en insérant quelques cartons de commentaire. Et d’un seul coup, le chat se mettait à appartenir au même univers que les personnages de Ben Hur ou de Napoléon. J’étais passé de l’autre côté du miroir.

De mes camarades d’école, Jonathan était le plus prestigieux. Il avait le don de la mécanique et le caractère inventif, il fabriquait des maquettes de théâtres avec rideaux mobiles, lumières clignotantes, et un orchestre miniature émergeait de la fosse pendant qu’un Gramophone à manivelle jouait une marche triomphale. Il était donc naturel qu’il fût le premier à qui montrer mon chef d’œuvre. J’étais assez fier du résultat, et en lui déroulant les aventures du chat Riri je lui annonçai "mon film" (my Movie). Jonathan me ramena rapidement à la sobriété. "Mais, idiot, le cinéma c’est des images qui bougent" dit-il. "On ne peut pas faire un film avec des images fixes."

Trente ans passèrent. Puis je réalisai La Jetée.


Chris Marker - C'était un drôle d'objet


mercredi 20 juin 1984

Le temps en ruines


Les ruines, étrangement , ont toujours quelque chose de naturel. Comme le ciel étoilé, elles constituent une quintessence du paysage : ce qu'elles offrent au regard, en effet, c'est le spectacle du temps dans ses diverses profondeurs. Il ne se compte pas en années-lumières, mais il ajoute au temps géologique immémorial les temps multiples de l'expérience humaine et les temps mêlés de la reproduction végétale. Cet harmonieux désordre, en un instant saisi par le regard, a quelque chose de l'arbitraire du souvenir. De tel être cher aujourd'hui disparu, nous gardons, plus vivace que d'autres, le souvenir, difficile à dater précisément, de telle ou telle attitude ou dans un site, une maison, une chambre, un jardin, alors que d'autres souvenirs seraient possibles, qui nous reviennent à l'esprit si nous faisons un "effort de mémoire" ; mais, spontanément, la mémoire crée son tableau préférée, toujours le même, arbitraire, insistant, où se sont rassemblés, comme s'ils était unis pour toujours, des éléments d'âges différentes : des individus dont les destins se sont croisés un temps puis ont été séparés par la mort ou par la vie, une maison vieille de deux siècles aujourd'hui rasée pour faire place à un rond-point, un parc transformé en lotissement... La mise au jour des ruines, les choix qui ont conduit à en mettre en valeur telle ou telle partie, leur aménagement, même sommaire, n'obéissent pas aux mécanismes de la mémoire spontanée, mais le paysage qui en résulte a formellement l'apparence d'un souvenir. 


Dans la tradition européenne des derniers siècles, l'écriture des paysages intérieurs s'enracine dans une double expérience du temps et de l'espace. La première a trait à l'enfance, la seconde à l'idée de frontière. Les territoires d'enfance et les paysages qu'ils déposent dans la mémoire sont à la mesure de l'enfant : les dimensions, les distances perçues comme infiniment grandes se révèlent ensuite plus petites, plus étroites, plus réduites. D'où la déception ressentie par celui qui, adulte, essaie de retrouver dans le paysage réel ses souvenirs du passé. Le narrateurs proustien analyse cette déception à l'occasion d'un retour à Combray, et c'est elle qui doit nous faire comprendre, en sens inverse, non seulement le miracle de la mémoire automatique, mais plus encore le privilège de la littérature qui en déploie et en explicite les effets fulgurants. C'est à travers elle aussi, peut-être, que s'affirme le privilège du cinéma, du "grand écran" sur lequel se projettent des paysages qui, aux yeux des spectateurs, restituent quelque chose du monde immense et perdu de l'enfance. 


Seules les ruines, parce qu'elles ont la forme d'un souvenir, permettent d'échapper à cette déception : elles ne sont le souvenir de personne, mais s'offrent à celui qui les parcourent comme un passé qu'il aurait perdu de vue, oublié, et qui pourtant lui dirait encore quelque chose. Un passé auquel il survit. 


Marc Augé - Le temps en ruines


mardi 19 juin 1984

L'égalité du regard




Chris Marker, Sans Soleil (1983) 
version anglaise


Le bonheur




Sans Soleil, un film de Chris Marker


samedi 16 juin 1984

La perception du changement


C'est justement cette continuité indivisible de changement qui constitue la durée vraie. Je ne puis entrer ici dans l'examen approfondi d'une question que j'ai traitée ailleurs. Je me bornerai donc à dire, pour répondre à ceux qui voient dans cette durée « réelle » je ne sais quoi d'ineffable et de mystérieux, qu'elle est la chose la plus claire du monde : la durée réelle est ce que l'on a toujours appelé le temps, mais le temps perçu comme indivisible. Que le temps implique la succession, je n'en disconviens pas. Mais que la succession se présente d'abord à notre conscience comme la distinction d'un « avant » et d'un « après » juxtaposés, c'est ce que je ne saurais accorder. Quand nous écoutons une mélodie, nous avons la plus pure impression de succession que nous puissions avoir — une impression aussi éloignée que possible de celle de la simultanéité — et pourtant c'est la continuité même de la mélodie et l'impossibilité de la décomposer qui font sur nous cette impression.



Si nous la découpons en notes distinctes, en autant d'« avant », et d'« après » qu'il nous plaît, c'est que nous y mêlons des images spatiales et que nous imprégnons la succession de simultanéité : dans l'espace, et dans l'espace seulement, il y a distinction nette de parties extérieures les unes aux autres. Je reconnais d'ailleurs que c'est dans le temps spatialisé que nous nous plaçons d'ordinaire.Nous n'avons aucun intérêt à écouter le bourdonnement ininterrompu de la vie profonde. Et pourtant la durée réelle est là. C'est grâce à elle que prennent place dans un seul et même temps les changements plus ou moins longs auxquels nous assistons en nous et dans le monde extérieur. Ainsi, qu'il s'agisse du dedans ou du dehors de nous ou des choses, la réalité est la mobilité même. C'est ce que j'exprimais en disant qu'il y a du changement, mais qu'il n'y a pas de choses qui changent.




Devant le spectacle de cette mobilité universelle, quelques-uns d'entre nous seront pris de vertige, Ils sont habitués à la terre ferme : ils ne peuvent se faire au roulis et au tangage. Il leur faut des points « fixes » auxquels attacher la pensée et l'existence. Ils estiment que si tout passe, rien n'existe : et que si la réalité est mobilité elle n'est déjà plus au moment où on la pense, elle échappe à la pensée. Le monde matériel, disent-ils, va se dissoudre, et l'esprit se noyer dans le flux torrentueux des choses — Qu'ils se rassurent ! Le changement, s'ils consentent à le regarder directement, sans voile interposé, leur apparaîtra bien vite comme ce qu'il peut y avoir au monde de plus substantiel et de plus durable. Sa solidité est infiniment supérieure à celle d'une fixité qui n'est qu'un arrangement éphémère entre des mobilités.



Henri Bergson - La perception du changement