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jeudi 2 août 1984

Pathéorama





C’était un drôle d’objet. Une petite boîte de métal aux coins irrégulièrement arrondis, avec une ouverture rectangulaire au milieu et en face d’elle une minuscule lentille, de la taille d’un euro. On devait glisser par le haut un morceau de film - du vrai film, avec perforations - que pressait une roulette de caoutchouc, et en tournant un bouton relié à la roulette le film se déroulait image par image. A vrai dire chaque image représentait une scène différente, de sorte que le spectacle s’apparentait plus à une lecture de diapositives qu’à du home cinema, mais ces scènes étaient des plans, magnifiquement reproduits, de films célèbres, Chaplin, Ben Hur, le Napoléon d’Abel Gance… Si on était riche on pouvait introduire la petite boîte dans une espèce de lanterne magique et projeter sur le mur (ou sur un écran, si on était très riche). Je devais me satisfaire de la version minimale : appuyer l’œil sur la lentille, et regarder. Ce bidule aujourd’hui oublié s’appelait Pathéorama. On pouvait le lire en lettres dorées sur fond noir, avec le légendaire coq Pathé qui chantait devant un soleil levant.

La joie égotiste de pouvoir regarder pour moi seul des images qui appartenaient à l’inaccessible royaume du Cinéma eut tôt fait de générer un sous-produit dialectique. Alors que je ne pouvais même pas imaginer avoir quoi que ce soit en commun avec l’art de filmer (dont les principes de base étaient naturellement bien au-delà de ma compréhension), voilà que quelque chose du film lui-même était à ma portée, un morceau de celluloïd pas tellement différent de la pellicule des négatifs photos quand ils revenaient du laboratoire. Quelque chose que je pouvais sentir et toucher, quelque chose du monde réel. Et pourquoi alors (insinuait dialectiquement mon propre Jiminy Cricket) ne pourrais-je à mon tour faire quelque chose du même genre ? Il suffisait d’avoir une matière translucide, et les bonnes dimensions. (Les perfos étaient là pour faire joli, la roulette les ignorait). Ainsi, avec des ciseaux, de la colle et du papier cristal, je confectionnai une copie fidèle de la vraie bobine Pathéorama. Après quoi, cadre par cadre, je commençai à dessiner une suite de poses de mon chat (qui d’autre ?) en insérant quelques cartons de commentaire. Et d’un seul coup, le chat se mettait à appartenir au même univers que les personnages de Ben Hur ou de Napoléon. J’étais passé de l’autre côté du miroir.

De mes camarades d’école, Jonathan était le plus prestigieux. Il avait le don de la mécanique et le caractère inventif, il fabriquait des maquettes de théâtres avec rideaux mobiles, lumières clignotantes, et un orchestre miniature émergeait de la fosse pendant qu’un Gramophone à manivelle jouait une marche triomphale. Il était donc naturel qu’il fût le premier à qui montrer mon chef d’œuvre. J’étais assez fier du résultat, et en lui déroulant les aventures du chat Riri je lui annonçai "mon film" (my Movie). Jonathan me ramena rapidement à la sobriété. "Mais, idiot, le cinéma c’est des images qui bougent" dit-il. "On ne peut pas faire un film avec des images fixes."

Trente ans passèrent. Puis je réalisai La Jetée.


Chris Marker - C'était un drôle d'objet


samedi 16 juin 1984

Ascending stairs




Eadweard Muybridge



La perception du changement


C'est justement cette continuité indivisible de changement qui constitue la durée vraie. Je ne puis entrer ici dans l'examen approfondi d'une question que j'ai traitée ailleurs. Je me bornerai donc à dire, pour répondre à ceux qui voient dans cette durée « réelle » je ne sais quoi d'ineffable et de mystérieux, qu'elle est la chose la plus claire du monde : la durée réelle est ce que l'on a toujours appelé le temps, mais le temps perçu comme indivisible. Que le temps implique la succession, je n'en disconviens pas. Mais que la succession se présente d'abord à notre conscience comme la distinction d'un « avant » et d'un « après » juxtaposés, c'est ce que je ne saurais accorder. Quand nous écoutons une mélodie, nous avons la plus pure impression de succession que nous puissions avoir — une impression aussi éloignée que possible de celle de la simultanéité — et pourtant c'est la continuité même de la mélodie et l'impossibilité de la décomposer qui font sur nous cette impression.



Si nous la découpons en notes distinctes, en autant d'« avant », et d'« après » qu'il nous plaît, c'est que nous y mêlons des images spatiales et que nous imprégnons la succession de simultanéité : dans l'espace, et dans l'espace seulement, il y a distinction nette de parties extérieures les unes aux autres. Je reconnais d'ailleurs que c'est dans le temps spatialisé que nous nous plaçons d'ordinaire.Nous n'avons aucun intérêt à écouter le bourdonnement ininterrompu de la vie profonde. Et pourtant la durée réelle est là. C'est grâce à elle que prennent place dans un seul et même temps les changements plus ou moins longs auxquels nous assistons en nous et dans le monde extérieur. Ainsi, qu'il s'agisse du dedans ou du dehors de nous ou des choses, la réalité est la mobilité même. C'est ce que j'exprimais en disant qu'il y a du changement, mais qu'il n'y a pas de choses qui changent.




Devant le spectacle de cette mobilité universelle, quelques-uns d'entre nous seront pris de vertige, Ils sont habitués à la terre ferme : ils ne peuvent se faire au roulis et au tangage. Il leur faut des points « fixes » auxquels attacher la pensée et l'existence. Ils estiment que si tout passe, rien n'existe : et que si la réalité est mobilité elle n'est déjà plus au moment où on la pense, elle échappe à la pensée. Le monde matériel, disent-ils, va se dissoudre, et l'esprit se noyer dans le flux torrentueux des choses — Qu'ils se rassurent ! Le changement, s'ils consentent à le regarder directement, sans voile interposé, leur apparaîtra bien vite comme ce qu'il peut y avoir au monde de plus substantiel et de plus durable. Sa solidité est infiniment supérieure à celle d'une fixité qui n'est qu'un arrangement éphémère entre des mobilités.



Henri Bergson - La perception du changement


Zoopraxiscope




Eadweard Muybridge, né Edward James Muggeridge, à Kingston-upon-Thames, dans la banlieue de Londres, le 9 avril 1830, mort le 8 mai 1904, est un photographe britannique célèbre pour ses décompositions photographiques du mouvement. Inventeur du zoopraxiscope, il est un précurseur du cinéma.


Image-mouvement











Eadweard Muybridge