lundi 2 juillet 1984

Dans le vide


Je descendis les marches en tremblant. Je n'oubliais pas le cinéma. Je pensais encore à ma mère qui mentait pour me protéger de la violence de ce dément. C'est pour cela que ne la détestais pas. Je remontai discrètement les marches. Je l'observai. Il mange comme un sauvage. Il m'aperçut au moment où j'accrochais une corde à la fenêtre. 

- Où vas-tu, bâtard ? Viens par là. 

Je me lançai dans le vide et m'accrochai aux fils électriques. Il m'injuriait et essayait de me rattraper dans le vide. 

- Attends, sale gosse. Tu verras. Je t'aurai ! 

Je suis resté suspendu avec la peur de le voir surgir en bas pour m'accueillir. J'eus un peu le vertige. Je pris mon souffle et tombai sur le sol, touchant une poubelle et quelque chose de vivant. J'entendis cette plainte : « Ma tête ! ô ma tête ! C'est un voleur ! Au voleur ! Arrêtez-le... » 

Je glissai en courant. J'étais pieds nus. Je ne distinguais pas les melons jaunes des pastèques vertes ni des têtes mêlées aux fruits. Un gardien espagnol essaya de m'arrêter. Je le fis danser. J'entendis le sifflet du gardien. Tout le monde me courait après. Je fuyais. Pas question d'être pris. Surtout pas par mon père. Il devait certainement faire partie de la horde. J'étais comme un ballon qui devait absolument éviter le filet. Je m'engouffrai dans un cinéma. Avec mes mains je tenais mes orteils en sang. De temps en temps je regardais derrière moi. L'image de mon père me poursuivait jusqu'au cinéma, jusque sur l'écran. Je suis le héros du film, celui qui venge les victimes de l'injustice. Avec mon arme je tire plusieurs rafales sur mon père. Des balles dans la tête, dans le coeur. Mon père est mort, comme le méchant du film. C'était ainsi que je désirais en finir avec lui. 

En sortant du cinéma, j'allai à la place du Feddane. J'étais prêt, comme le héros du film, pour le meurtre. Mon père baignait dans son sang. Et moi triomphant. 

Des enfants et des vieillards endormis sur les bancs de la place, comme des poissons morts sur la plage. Un lieu où on pouvait dormir sans problème. J'avais soixante-quinze pésètes sur moi. Je les cachai dans la terre, près d'un pot de fleurs. Mon père, encore lui. Dans le rêve. Il me poursuivait. Je sentis une main qui fouillait mes poches. Je laissai faire. C'était un homme plus grand que moi. Fouiller n'était pas grave. Je l'aidai même en me tournant lentement, lui facilitant l'opération. Il s'en alla. Je le vis rôder autour des autres. 

Un rêve se terminait à Tétouan. Un autre commençait à Tanger. J'étais encore à Tétouan et je me perdais dans les rues de Tanger.


Mohamed Choukri - Le pain nu
traduit de l'arabe marocain par Tahar Ben Jelloun


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