Abbas Kiarostami, Ten (2002)
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mardi 31 juillet 1984
lundi 2 juillet 1984
Dans le vide
Je descendis les marches en tremblant. Je n'oubliais pas le cinéma. Je pensais encore à ma mère qui mentait pour me protéger de la violence de ce dément. C'est pour cela que ne la détestais pas. Je remontai discrètement les marches. Je l'observai. Il mange comme un sauvage. Il m'aperçut au moment où j'accrochais une corde à la fenêtre.
- Où vas-tu, bâtard ? Viens par là.
Je me lançai dans le vide et m'accrochai aux fils électriques. Il m'injuriait et essayait de me rattraper dans le vide.
- Attends, sale gosse. Tu verras. Je t'aurai !
Je suis resté suspendu avec la peur de le voir surgir en bas pour m'accueillir. J'eus un peu le vertige. Je pris mon souffle et tombai sur le sol, touchant une poubelle et quelque chose de vivant. J'entendis cette plainte : « Ma tête ! ô ma tête ! C'est un voleur ! Au voleur ! Arrêtez-le... »
Je glissai en courant. J'étais pieds nus. Je ne distinguais pas les melons jaunes des pastèques vertes ni des têtes mêlées aux fruits. Un gardien espagnol essaya de m'arrêter. Je le fis danser. J'entendis le sifflet du gardien. Tout le monde me courait après. Je fuyais. Pas question d'être pris. Surtout pas par mon père. Il devait certainement faire partie de la horde. J'étais comme un ballon qui devait absolument éviter le filet. Je m'engouffrai dans un cinéma. Avec mes mains je tenais mes orteils en sang. De temps en temps je regardais derrière moi. L'image de mon père me poursuivait jusqu'au cinéma, jusque sur l'écran. Je suis le héros du film, celui qui venge les victimes de l'injustice. Avec mon arme je tire plusieurs rafales sur mon père. Des balles dans la tête, dans le coeur. Mon père est mort, comme le méchant du film. C'était ainsi que je désirais en finir avec lui.
En sortant du cinéma, j'allai à la place du Feddane. J'étais prêt, comme le héros du film, pour le meurtre. Mon père baignait dans son sang. Et moi triomphant.
Des enfants et des vieillards endormis sur les bancs de la place, comme des poissons morts sur la plage. Un lieu où on pouvait dormir sans problème. J'avais soixante-quinze pésètes sur moi. Je les cachai dans la terre, près d'un pot de fleurs. Mon père, encore lui. Dans le rêve. Il me poursuivait. Je sentis une main qui fouillait mes poches. Je laissai faire. C'était un homme plus grand que moi. Fouiller n'était pas grave. Je l'aidai même en me tournant lentement, lui facilitant l'opération. Il s'en alla. Je le vis rôder autour des autres.
Un rêve se terminait à Tétouan. Un autre commençait à Tanger. J'étais encore à Tétouan et je me perdais dans les rues de Tanger.
Mohamed Choukri - Le pain nu
traduit de l'arabe marocain par Tahar Ben Jelloun
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dimanche 1 juillet 1984
Les trois lettres
J'entendis des pas derrière la porte. Tous nos regards se fixèrent sur cette porte. Nous faire peur. Nous intimider. Tous ces gestes et ces mouvements, tous ces bruits, pour punir et faire peur. On fit entrer deux vieillards. L'un portait une théière géante, un grand panier et des tasses en aluminium, et l'autre tenait un grand sac blanc plein de pain. Ils nous saluèrent. Un flic était derrière eux. Ils nous offrirent du pain et du thé vert. Le flic nous dit :
- Vous avez un quart d'heure pour vider vos tasses.
Les deux vieillards s'en allèrent et le flic verrouilla la porte. Il ne ferma pas la lucarne. Le pain et le thé nous ont réchauffés. On mangeait en silence. Hamid me conseilla de ne pas manger tout le pain. Il fallait en garder un morceau pour le lendemain, car en prison on ne donne à manger qu'une fois par jour. Hamid offrit une cigarette aux autres prisonniers. Nous en partageâmes une autre Hamid et moi. Les deux gars arrêtés au café Debbou mangèrent tout leur pain. Le troisième, à l'instar de nous deux, garda plus de la moitié de sa ration. Je bus beaucoup d'eau du robinet. On fumait en silence. Je sentais un peu de chaleur circuler dans mon corps. On buvait le thé à petites gorgées.
Passer sa vie dans ce lieu, entre ces murs, dans cette misère ? Jouer nos rôles, ceux qui composent notre vie, les jouer jusqu'à la lie, jusqu'au dégoût, jusqu'à avoir la nausée de notre passé et de notre présent. On finira par atteindre le silence éternel, disparaître les uns après les autres. Le plus malheureux sera le dernier à disparaître.
L'homme qui nous avait servi le thé vint reprendre les tasses, suivi par le flic. Nous avalâmes la dernière gorgée et nous déposâmes les tasses dans le grand panier. Il nous dit en partant :
- Que Dieu nous dispense de ce boulot et vous d'être là !
Certains répondirent :
- Amen !
Le flic renferma la porte avec la même brutalité. Cette violence ne me choquait plus, ne m'effrayait plus. Avec le temps on s'habitue à tout, même à la violence. D'ailleurs on ne fait plus attention à tous ces gestes et mouvements, ni même à notre situation.
Hamid sortit un crayon et se mit à écrire sur le mur.
- Qu'est-ce que tu écris ? lui demandai-je
- Deux vers du poète tunisien Qassen Chabbi.
- Et qu'est-ce qu'il dit ce poète ?
- Voilà ce qu'il dit :
Si un jour le peuple désire la vie
Il faut que le destin réponde
La nuit s'achèvera quoi qu'il arrive
Et le joug se brisera absolument
- Formidable !
- Tu comprends ce qu'il veut dire ?
- Non, mais c'est formidable. Je sens que c'est très beau. Qu'est-ce qu'il veut dire ?
- Vouloir la vie. Voilà ce que ça signifie.
- C'est quoi vouloir la vie ?
- Cela veut dire que si un peuple ou un homme est opprimé, s'il est en esclavage et s'il veut se libérer, Dieu répond à cette volonté, comme l'aube répond et comme les chaînes se brisent grâce à la volonté de l'homme.
- Je comprends à présent.
Les gars suivaient avec attention les explications d'Hamid. Je luis dis :
- Tu as de la chance.
- Moi ?
- Oui, toi, tu as de la chance.
- Et pourquoi ?
- Parce que tu sais lire et écrire.
- Toi aussi tu peux apprendre à lire et à écrire quand tu veux.
Il écrivit quelque chose sur le mur et me demanda de lire en soulignant les lettres avec le crayon :
- Je ne sais pas.
- Ça, c'est Alef. Et ça, c'est quoi.
- Je ne sais pas non plus.
- C'est un Ba. Et celui-là ?
- Ta
- Comment ? Tu sais ?
- Parce que j'ai toujours entendu les gens dire Alef, Ba, Ta...
- Tu as raison.
Je répétai avec lui les trois lettres, puis il dit :
- De ces trois lettres on peut sortir certains mots connus, par exemple : AB (père), BAB (porte), BAT (passer la nuit), etc. Tu sais, un jour je t'apprendrai. Tu as de bonnes dispositions pour cela.
Je lui demandai de me répéter les vers du poète tunisien et les appris par coeur.
Mohamed Choukri - Le pain nu
traduit de l'arabe marocain par Tahar Ben Jelloun
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vendredi 29 juin 1984
mardi 26 juin 1984
vendredi 22 juin 1984
Simplement
Un enfant m’a envoyé une lettre dans laquelle il me pose une question à propos de l’arbre qui est dans sa cour. Cet arbre donne beaucoup de godjeh (sorte de prunes). Il déguste ces fruits avec beaucoup de plaisir et se demande si l’arbre lui-même apprécie ses propres godjeh. Le réflexe immédiat serait de lui répondre que non, l’arbre ne mange pas ses fruits, mais la question va plus loin. L’enfant a une perception philosophique de cet arbre, qui mérite une explication simple, juste, profonde, à la hauteur de sa question. Si j’ai un peu de lucidité, je le dois aux vingt ans pendant lesquels j’ai travaillé avec des enfants. Ils m’ont appris que les choses sont à la fois complexes et très simples. Cette simplicité n’a rien à voir avec la médiocrité.
Quand le cinéma prend un accent un peu sentencieux, un peu amer, c’est qu’il n’arrive pas à s’exprimer simplement. Or, c’est seulement quand on s’exprime simplement qu’on s’exprime effectivement. Si un enfant ne peut nous comprendre, c’est que nous avons un point faible, c’est que nous n’arrivons pas à produire une pensée simple.
Abbas Kiarostami
(in Le Monde Diplomatique)
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