dimanche 1 juillet 1984

Les trois lettres


J'entendis des pas derrière la porte. Tous nos regards se fixèrent sur cette porte. Nous faire peur. Nous intimider. Tous ces gestes et ces mouvements, tous ces bruits, pour punir et faire peur. On fit entrer deux vieillards. L'un portait une théière géante, un grand panier et des tasses en aluminium, et l'autre tenait un grand sac blanc plein de pain. Ils nous saluèrent. Un flic était derrière eux. Ils nous offrirent du pain et du thé vert. Le flic nous dit : 

- Vous avez un quart d'heure pour vider vos tasses. 

Les deux vieillards s'en allèrent et le flic verrouilla la porte. Il ne ferma pas la lucarne. Le pain et le thé nous ont réchauffés. On mangeait en silence. Hamid me conseilla de ne pas manger tout le pain. Il fallait en garder un morceau pour le lendemain, car en prison on ne donne à manger qu'une fois par jour. Hamid offrit une cigarette aux autres prisonniers. Nous en partageâmes une autre Hamid et moi. Les deux gars arrêtés au café Debbou mangèrent tout leur pain. Le troisième, à l'instar de nous deux, garda plus de la moitié de sa ration. Je bus beaucoup d'eau du robinet. On fumait en silence. Je sentais un peu de chaleur circuler dans mon corps. On buvait le thé à petites gorgées. 

Passer sa vie dans ce lieu, entre ces murs, dans cette misère ? Jouer nos rôles, ceux qui composent notre vie, les jouer jusqu'à la lie, jusqu'au dégoût, jusqu'à avoir la nausée de notre passé et de notre présent. On finira par atteindre le silence éternel, disparaître les uns après les autres. Le plus malheureux sera le dernier à disparaître. 

L'homme qui nous avait servi le thé vint reprendre les tasses, suivi par le flic. Nous avalâmes la dernière gorgée et nous déposâmes les tasses dans le grand panier. Il nous dit en partant : 

- Que Dieu nous dispense de ce boulot et vous d'être là ! 

Certains répondirent : 

- Amen ! 

Le flic renferma la porte avec la même brutalité. Cette violence ne me choquait plus, ne m'effrayait plus. Avec le temps on s'habitue à tout, même à la violence. D'ailleurs on ne fait plus attention à tous ces gestes et mouvements, ni même à notre situation. 

Hamid sortit un crayon et se mit à écrire sur le mur. 

- Qu'est-ce que tu écris ? lui demandai-je 

- Deux vers du poète tunisien Qassen Chabbi. 

- Et qu'est-ce qu'il dit ce poète ? 

- Voilà ce qu'il dit : 

                               Si un jour le peuple désire la vie 
                               Il faut que le destin réponde 
                               La nuit s'achèvera quoi qu'il arrive 
                               Et le joug se brisera absolument 

- Formidable ! 

- Tu comprends ce qu'il veut dire ? 

- Non, mais c'est formidable. Je sens que c'est très beau. Qu'est-ce qu'il veut dire ? 

- Vouloir la vie. Voilà ce que ça signifie. 

- C'est quoi vouloir la vie ? 

- Cela veut dire que si un peuple ou un homme est opprimé, s'il est en esclavage et s'il veut se libérer, Dieu répond à cette volonté, comme l'aube répond et comme les chaînes se brisent grâce à la volonté de l'homme. 

- Je comprends à présent. 

Les gars suivaient avec attention les explications d'Hamid. Je luis dis : 

- Tu as de la chance. 

- Moi ? 

- Oui, toi, tu as de la chance. 

- Et pourquoi ? 

- Parce que tu sais lire et écrire. 

- Toi aussi tu peux apprendre à lire et à écrire quand tu veux. 

Il écrivit quelque chose sur le mur et me demanda de lire en soulignant les lettres avec le crayon : 

- Je ne sais pas. 

- Ça, c'est Alef. Et ça, c'est quoi. 

- Je ne sais pas non plus. 

- C'est un Ba. Et celui-là ? 

- Ta 

- Comment ? Tu sais ? 

- Parce que j'ai toujours entendu les gens dire Alef, Ba, Ta... 

- Tu as raison. 

Je répétai avec lui les trois lettres, puis il dit : 

- De ces trois lettres on peut sortir certains mots connus, par exemple : AB (père), BAB (porte), BAT (passer la nuit), etc. Tu sais, un jour je t'apprendrai. Tu as de bonnes dispositions pour cela. 

Je lui demandai de me répéter les vers du poète tunisien et les appris par coeur.



Mohamed Choukri - Le pain nu
traduit de l'arabe marocain par Tahar Ben Jelloun


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