Le problème du langage est au centre de toutes les luttes pour l'abolition ou le maintien de l'aliénation présente ; inséparable de l'ensemble du terrain de ces luttes. Nous vivons dans le langage comme dans l'air vicié. Contrairement à ce qu'estiment les gens d'esprit, les mots ne jouent pas. Ils ne font pas l'amour, comme le croyait Breton, sauf en rêve. Les mots travaillent, pour le compte de l'organisation dominante de la vie. Et cependant, ils ne sont pas robotisés ; pour le malheur des théoriciens de l'information, les mots ne sont pas eux-mêmes « informationnistes » ; des forces se manifestent en eux, qui peuvent déjouer les calculs. Les mots coexistent avec le pouvoir dans un rapport analogue à celui que les prolétaires (au sens classique aussi bien qu'au sens moderne du terme) peuvent entretenir avec le pouvoir. Employés presque tout le temps, utilisés à plein temps, à plein sens et à plein non-sens, ils restent par quelque côté radicalement étrangers.
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La mainmise du pouvoir sur le langage est assimilable à sa mainmise sur la totalité. Seul le langage qui a perdu toute référence immédiate à la totalité peut fonder l'information. L'information, c'est la poésie du pouvoir (la contre-poésie du maintien de l'ordre), c'est le truquage médiatisé de ce qui est. A l'inverse, la poésie doit être comprise en tant que communication immédiate dans le réel et modification réelle de ce réel. Elle n'est autre que le langage libéré, le langage qui regagne sa richesse et, brisant ses signes, recouvre à la fois les mots, la musique, les cris, les gestes, la peinture, les mathématiques, les faits. La poésie dépend donc du niveau de la plus grande richesse où, dans un stade donné de la formation économique-sociale, la vie peut être vécue et changée. Il est alors inutile de préciser que ce rapport de la poésie à sa base matérielle dans la société n'est pas une subordination unilatérale, mais une interaction.
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Il ne s'agit pas de mettre la poésie au service de la révolution, mais bien de mettre la révolution au service de la poésie. C'est seulement ainsi que la révolution ne trahit pas son propre projet. Nous ne rééditerons pas l'erreur des surréalistes se plaçant à son service quand précisément il n'y en avait plus. Lié au souvenir d'une révolution partielle vite abattue, le surréalisme est vite devenu un réformisme du spectacle, une critique d'une certaine forme du spectacle régnant, menée à l'intérieur de l'organisation dominante de ce spectacle. Les surréalistes semblent avoir négligé le fait que le pouvoir imposait, pour toute amélioration ou modernisation internes du spectacle, sa propre lecture, un décryptage dont il tient le code.
Toute révolution a pris naissance dans la poésie, s'est faite d'abord par la force de la poésie. C'est un phénomène qui a échappé et continue d'échapper aux théoriciens de la révolution - il est vrai qu'on ne peut le comprendre si on s'accroche encore à la vieille conception de la révolution ou de la poésie - mais qui a généralement été ressenti par les contre-révolutionnaires. La poésie, là où elle existe, leur fait peur ; ils s'acharnent à s'en débarrasser, par divers exorcismes, de l'autodafé à la recherche stylistique pure. Le moment de la poésie réelle, qui « a tout le temps devant elle », veut chaque fois réorienter selon ses propres fins l'ensemble du monde et tout le futur. (...)
Guy Debord, ALL THE KING´S MEN
(Internationale Situationniste n°8, janvier 1963, page 29 à 33)
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