lundi 18 juin 1984

RMR, Huitième Élégie (extrait)



Dédiée à Rudolf Kassner


À pleins regards, la créature
voit dans l'Ouvert. Nos yeux à nous sont seuls
comme inversés, posés ainsi que pièges
autour d'elle, cernant son libre élan.
Ce qui est au-dehors, c'est par le seul aspect
de l'animal, que nous le connaissons ; car le tout jeune enfant, déjà
nous le forçons à contresens, nous le ployons à regarder
en arrière, dans l'Apparence, et non pas dans l'Ouvert,
à la vision de l'animal, si profond. Exempt de mort.
Nous, nous ne voyons qu'elle. Mais le libre animal
a son déclin toujours derrière soi, et devant :
Dieu ; quand il avance, il s'avance
en l'éternité, comme s'avancent les fontaines.
Jamais nous n'avons, nous, pas un seul jour
le pur espace devant nous, où vont les fleurs
infiniment s'épanouir. Toujours est là le Monde,
jamais ce Rien sans lieu, ce Nulle Part :
le Pur, vierge de tout regard, que l'on respire
et qu'on connaît infiniment, sans désir de conquête.
Quelqu'un, enfant, dans le silence va s'y perdre,
et il en est bouleversé. Un autre meurt, et l'y voilà, il l'est.
Car tout près de la mort, on ne voit plus la mort, mais au-delà,
où l'on regarde fixement, avec le grand regard, peut-être, de l'animal.
Pour les Amants, si ce n'était que l'autre est là,
qui empêche la vue, ils en sont proches et s'étonnent...
C'est comme par inadvertance ouvert
en arrière de l'Autre... Mais lui, on ne le franchit pas,
nul ne passe outre, et voici de nouveau le monde revenu.
Tournés toujours, retournés sur la Création,
nous y voyons le Libre en reflet seulement, offusqué
par nous-mêmes ; ou bien c'est lorsque le regard d'un animal,
muettement levé sur nous, nous traverse et passe outre, calmement.
Ce qui s'appelle le destin, c'est cela : être en face,
rien d'autre que cela et toujours être en face.




Rainer María Rilke - Élégies de Duino
traduit de l'allemand par Armel Guerne


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