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lundi 18 juin 1984

Immédiat



L'Ouvert, où chaque chose a présence et séjour, transit d'avance le domaine de tout secteur. C'est pourquoi l'éveil règne haut de l'Éther jusqu'à l'abîme en basÉther est ici le nom du Père de la lumière et de l'air lumineux qui anime tout. Ce qui renferme tout, ce qui est porté par la Terre maternelle, cela s'appelle l'abîmeÉther et abîme nomment ensemble les secteurs extrêmes du réel, mais aussi les divinités suprêmes. Tous deux sont traversés par l'esprit de l'inspiration. Celle-ci ne divague pas, vertige aveugle, dans l'arbitraire. Elle est

Selon un ferme statut, comme jadis, tiré du Chaos sacré

La Nature dispose tout réel dans les traits de son être. Les traits fondamentaux du tout se déploient dans la mesure où l'Esprit apparaît dans le réel et où toutes choses se renvoient leur éclat spirituel. Pour ce, immortels et mortels doivent se rencontrer ; ils doivent chacun à chaque fois maintenir selon leur mode leur relation à ce qui est réel. Tout réel isolé dans toutes ses relations n'est possible que si avant tout la Nature accorde l'Ouvert à l'intérieur duquel immortels, mortels, ainsi que toutes choses, peuvent se rencontrer.

L'Ouvert est médiateur pour tout rapport entre ce qui est réel. Celui-ci ne consiste qu'en telle médiation, et est ainsi médiatisé. L'ainsi médiat n'est qu'en vertu de la médiateté. Celle-ci doit donc être présente en tout. L'Ouvert lui-même pourtant qui donne seulement à tout abord et à toute réciprocité l'espace où s'appartenir, ne provient lui-même d'aucune médiation. L'Ouvert lui-même est immédiat. C'est pourquoi nul médiat, qu'il soit dieu ou homme, ne peut jamais atteindre immédiatement l'immédiat. 



Martin Heidegger - Approche de Hölderlin
traduit de l'allemand par Michel Deguy et François Fédier


RMR, Huitième Élégie (extrait)



Dédiée à Rudolf Kassner


À pleins regards, la créature
voit dans l'Ouvert. Nos yeux à nous sont seuls
comme inversés, posés ainsi que pièges
autour d'elle, cernant son libre élan.
Ce qui est au-dehors, c'est par le seul aspect
de l'animal, que nous le connaissons ; car le tout jeune enfant, déjà
nous le forçons à contresens, nous le ployons à regarder
en arrière, dans l'Apparence, et non pas dans l'Ouvert,
à la vision de l'animal, si profond. Exempt de mort.
Nous, nous ne voyons qu'elle. Mais le libre animal
a son déclin toujours derrière soi, et devant :
Dieu ; quand il avance, il s'avance
en l'éternité, comme s'avancent les fontaines.
Jamais nous n'avons, nous, pas un seul jour
le pur espace devant nous, où vont les fleurs
infiniment s'épanouir. Toujours est là le Monde,
jamais ce Rien sans lieu, ce Nulle Part :
le Pur, vierge de tout regard, que l'on respire
et qu'on connaît infiniment, sans désir de conquête.
Quelqu'un, enfant, dans le silence va s'y perdre,
et il en est bouleversé. Un autre meurt, et l'y voilà, il l'est.
Car tout près de la mort, on ne voit plus la mort, mais au-delà,
où l'on regarde fixement, avec le grand regard, peut-être, de l'animal.
Pour les Amants, si ce n'était que l'autre est là,
qui empêche la vue, ils en sont proches et s'étonnent...
C'est comme par inadvertance ouvert
en arrière de l'Autre... Mais lui, on ne le franchit pas,
nul ne passe outre, et voici de nouveau le monde revenu.
Tournés toujours, retournés sur la Création,
nous y voyons le Libre en reflet seulement, offusqué
par nous-mêmes ; ou bien c'est lorsque le regard d'un animal,
muettement levé sur nous, nous traverse et passe outre, calmement.
Ce qui s'appelle le destin, c'est cela : être en face,
rien d'autre que cela et toujours être en face.




Rainer María Rilke - Élégies de Duino
traduit de l'allemand par Armel Guerne


das Offene


Reconnaître ce proche lointain dans le regard des hommes, cela se fait sans difficulté : l’œil humain sera sans doute toujours pour nous le lac le plus profond, la surface la plus troublante. Mais ce qu’a identifié Rilke, dans l’ébranlement produit par la rencontre avec le regard d’un animal, c’est, à l’intérieur du partage — nous nous voyons, nous nous regardons mutuellement —, la division de la différence : le regard animal nous traverse et va au-delà de nous. Pourquoi ? Parce que, pour Rilke, nous regardons en arrière, alors que « la créature de tous ses yeux voit l’ouvert ». L’ouvert (das Offene), dont Heidegger voudra priver l’animal, est justement chez Rilke le domaine en propre de l’animal, c’est-à-dire celui qui nous est refusé, à nous qui regardons de façon toujours préoccupée, qui regardons « en arrière » (rückwärts) de façon inversée, contournée (umgekehrt). Regarder en arrière, c’est être piégé par soi-même, c’est regarder le présent de façon toujours biaisée, c’est être constamment dans le souci d’un passé ou d’un futur, dans le leurre de l’interprétation, c’est vivre dans le « monde des formes », auquel l’ouvert s’oppose moins comme quelque chose d’informel que comme ce qui est libre de tout souci de formation. C’est parce que les animaux sont des êtres sans Bildung qu’ils sont dans l’ouvert. La Bildung, qui est le propre de l’homme et le moyen par lequel il se constitue lui-même comme liberté, est en même temps ce qui a dû pour toujours dire adieu à cette autre liberté, rayonnante, qui est celle de l’ouvert. L’ouvert n’est que l’éternelle présentation au présent et il est, comme tel, sans passé et sans avenir, c’est-à-dire qu’il est aussi « libre de mort » (frei von Tod). La possibilité même de la formation est liée au sens de la mort, la mort est ce qui arrime le temps pour les hommes. Pour ceux — les animaux — qui vivent dans un temps non arrimé, il n’est pas de mort, ni de formation, ni d’ailleurs de langage — le langage étant, bien sûr, l’outil même de la formation : c’est muettement que l’animal lève les yeux, et muettement qu’il voit, au-delà de nous, l’ouvert.


Jean-Christophe Bailly - Le Versant animal

(un grand merci à Didier da Silva)