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mercredi 17 décembre 2014

Le silence des Sirènes



Comme preuve que des moyens insuffisants, puérils même, peuvent servir au salut :

Pour se préserver des Sirènes, Ulysse se boucha les oreilles avec de la cire et se fit enchaîner au mât. Tous les voyageurs, sauf ceux que les Sirènes attiraient de loin, auraient pu depuis longtemps faire de même, mais le monde entier savait que cela ne pouvait d’être d’aucun secours. La voix des Sirènes perçait tout et la passion des hommes séduits eût fait éclater des choses plus solides que les chaînes et un mât. Mais bien qu’il en eût peut-être entendu parler, Ulysse n’y pensait pas. Il se fiait absolument à sa poignée de cire et à son paquet de chaînes, et toute à la joie innocente que lui procuraient ses petits expédients, il alla au-devant des Sirènes.

Or, les Sirènes possèdent une arme plus terrible encore que leur chant, et c’est leur silence. Il est peut-être concevable, quoique cela ne soit pas arrivé, que quelqu’un ait pu échapper à leur chant, mais sûrement pas à leur silence. Au sentiment de les avoir vaincues par sa propre force et à l’orgueil violent qui en résulte, rien de terrestre ne saurait résister.

Et de fait, quand Ulysse arriva, les puissantes Sirènes cessèrent de chanter, soit qu’elles crussent que le silence seul pouvait encore venir à bout d’un pareil adversaire, soit que la vue de la félicité peinte sur le visage d’Ulysse leur fît oublier tous leurs chants.

Mais Ulysse, si l’on peut s’exprimer ainsi, n’entendit pas leur silence ; il crut qu’elles chantaient et que lui seul était préservé de les entendre ; il vit d’abord distraitement la courbe de leur cou, leur souffle profond, leurs yeux pleins de larmes, leur bouche entrouverte, mais il crut que tout cela faisait partie des airs qui se perdaient autour de lui. Mais bientôt tout glissa devant son regard fixé au loin ; les Sirènes disparurent littéralement devant sa fermeté et c’est précisément lorsqu’il fut le plus près d’elles qu’il ignora leur existence.

Mais elles, plus belles que jamais, s’étirèrent, tournèrent sur elles-mêmes, laissèrent leur terrifiante chevelure flotter librement au vent et leurs griffes se détendirent sur le roc. Elles ne désiraient plus séduire, elles ne voulaient plus que retenir le plus longtemps possible au vol le reflet des grands yeux d’Ulysse. Si les Sirènes avaient eu une conscience, elles se fussent alors anéanties. Mais telles qu’elles étaient, elles restèrent ; seul Ulysse leur a échappé.

La tradition rapporte d’ailleurs un complément à cette version. Ulysse, dit-on, était si fertile en inventions que la déesse Destinée elle-même ne pouvait lire dans son coeur. Il est possible – encore que l’intelligence humaine ne puisse le concevoir – qu’il ait réellement remarqué que les Sirènes se taisaient et qu’il n’ait usé de la feinte décrite ci-dessus que pour leur opposer, à elles et aux dieux, une espèce de bouclier.


Franz Kafka, Le silence des Sirènes

jeudi 2 août 1984

Mais parfois...


Merveilleuse est la faveur de la sublime et personne
Ne sait depuis quand, ni ce qui en provient.
Ainsi meut-elle le monde et l’âme espérante des hommes,
Aucun sage même ne comprend comment elle en dispose, car ainsi
Le veut le dieu suprême qui t’aime tant, et c’est pourquoi
Tu lui préfères encore le jour pondéré.
Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre
Et cherche pour le plaisir, avant qu’il en soit besoin, le sommeil,
Ou bien regarde-t-il volontiers, un homme fidèle, loin dans la nuit,
Oui, pour l’honorer vos couronnes lui conviennent, et les chants,
Car aux égarés est-elle consacrée, et aux morts,
Mais elle-même gardée, éternellement, dans le plus libre esprit.
Mais elle nous doit aussi qu’en cette heure indécise,
Qu’en cette obscurité nous soit quelque assurance,
Que l’oubli et l’ivresse sacrée nous soient versés,
Versé le verbe torrentiel qui, tels les amants, soit
Insomnieux, et coupe plus pleine et vie plus audacieuse,
Mémoire sacrée aussi, pour demeurer éveillé dans la nuit.


Friedrich Hölderlin - Pain et Vin (extrait)
traduit de l'allemand par Patrick Guillot


mardi 31 juillet 1984

Autre naissance




Tout mon être est un verset de l'obscurité
Qui en soi-même te répète
Et te mènera à l'aube des éclosions et des croissances éternelles
Je t'ai soupiré et soupiré
Dans ce verset je t'ai, à l'arbre, à l'eau et au feu, greffé.

La vie peut-être
Est une longue rue que chaque jour traverse une femme avec un panier
La vie peut-être
Est une corde avec laquelle un homme d'une branche se pend
La vie peut-être est un enfant qui revient de l'école
La vie peut-être c'est allumer une cigarette
dans la torpeur entre deux étreintes
Ou le regard distrait d'un passant
Qui soulève son chapeau
Et à un autre passant, avec un sourire inexpressif, dit : "Bonjour."
La vie peut-être est cet instant sans issue
Où mon regard dans la prunelle de tes yeux se ruine
Et il y a là une sensation
Qu'à ma compréhension de la lune et ma perception des ténèbres je mêlerai.

Dans une chambre à la mesure d'une solitude
Mon coeur
A la mesure d'un amour
Regarde
Les prétextes de son bonheur
Le beau déclin des fleurs dans le vase
La pousse que dans le jardin tu as plantée
Et le chant des canaris
Qui chantent à la mesure d'une fenêtre.

Ah...
C'est mon lot
C'est mon lot
Mon lot
C'est un ciel qu'un rideau me reprend
Mon lot c'est de descendre un escalier abandonné
Et de rejoindre une chose dans la pourriture et la mélancolie
Mon lot c'est une promenade nostalgique dans le jardin des souvenirs
Et de rendre l'âme dans la tristesse d'une voix qui me dit :

"Tes mains
Je les aime".

Mes mains je les planterai dans le jardin
Je reverdirai, je le sais, je le sais, je le sais
Et les hirondelles dans le creux de mes doigts couleur d'encre
Pondront.

A mes oreilles en guise de boucles
Je pendrai deux cerises pourpres et jumelles
Et à mes ongles je collerai des pétales de dahlia.

Il est une rue là-bas
Où des garçons qui étaient de moi amoureux, encore
Avec les mêmes cheveux en bataille, leurs cous graciles
et leurs jambes grêles,
Pensent aux sourires innocents d'une fillette qu'une nuit
le vent a emportée avec lui.
Il est une ruelle
Que mon coeur a volée aux quartiers de mon enfance.

Volume en voyage
Sur la ligne du temps
Volume qui engrosse la sèche ligne du temps
Volume d'une image vigile
Qui revient du festin d'un miroir
Et c'est ainsi
Que l'un meurt
Et que l'autre reste.

Au pauvre ruisseau qui coule dans un fossé
Nul pêcheur ne pêchera de perles.

Moi
Je connais une petite fée triste
Qui demeure dans un océan
Et joue son coeur dans un pipeau de bois
Doucement doucement
Une petite fée triste
Qui la nuit venue d'un baiser meurt
Et à l'aube d'un baiser renaît.




Forough Farrokhzâd - Autre naissance
traduit du persan par Mohammad Torabi et Yves Ros




C'est la nuit qui tremble



Dans ma nuit, si brève, hélas
Le vent a rendez-vous avec les feuilles.
Ma nuit si brève est remplie de l'angoisse dévastatrice
Ecoute ! Entends-tu le souffle des ténèbres ?
De ce bonheur, je me sens étranger.
Au désespoir je suis accoutumée.
Ecoute ! Entends-tu le souffle des ténèbres ?
Là, dans la nuit, quelque chose se passe
La lune est rouge et angoissée.
Et accrochés à ce toit
Qui risque de s'effondrer à tout moment,
Les nuages, comme une foule de pleureuses,
Attendent l'accouchement de la pluie,
Un instant, et puis rien.
Derrière cette fenêtre,
C'est la nuit qui tremble
Et c'est la terre qui s'arrête de tourner.
Derrière cette fenêtre, un inconnu s'inquiète
pour moi et toi.
Toi, toute verdoyante,
Pose tes mains - ces souvenirs ardents -
Sur mes mains amoureuses
Et confie tes lèvres, repues de la chaleur de la vie,
Aux caresses de mes lèvres amoureuses
Le vent nous emportera !
Le vent nous emportera !





Forough Farrokhzâd - Le Vent nous emportera
poème extrait du film homonyme d'Abbas Kiarostami


La conception immaculée des choses


Nous n’avons jamais écrit qu’avec la mise en incarnation de l’âme, mais elle était déjà faite, et pas par nous-mêmes, quand nous sommes entrés dans la poésie.

Le poète qui écrit s’adresse au Verbe et le Verbe a ses lois. Il est dans l’inconscient du poète de croire automatiquement à ces lois. Il se croit libre et il ne l’est pas.

Il y a quelque chose derrière sa tête, autour de ses oreilles de sa pensée. Quelque chose est en germe dans sa nuque, où il était déjà quand il a commencé. Il est le fils de ses oeuvres, peut-être, mais ses oeuvres ne sont pas de lui, car ce qui était de lui-même dans sa poésie, ce n’est pas lui qui l’y avait mis, mais cet inconscient producteur de la vie qui l’avait désigné pour être son poète et qu’il n’avait pas désigné lui. Et qui ne fut jamais bien disposé pour lui.

Je ne veux pas être le poète de mon poète, de ce moi qui a voulu me choisir poète, mais le poète créateur, en rébellion contre le moi et le soi. Et je me souviens de la rébellion antique contre les formes qui venaient sur moi.

C’est par révolte contre le moi et le soi que je me suis débarrassé de toutes les mauvaises incarnations du Verbe qui ne furent jamais pour l’homme qu’un compromis de lâcheté et d’illusion et je ne sais quelle fornication abjecte entre la lâcheté et l’illusion. Je ne veux pas d’un verbe venu de je ne sais quelle libido astrale et qui fut toute consciente aux formations de mon désir en moi.

Il y a dans les formes du Verbe humain je ne sais quelle opération de rapace, quelle autodévoration de rapace où le poète, se bornant à l’objet, se voit mangé par cet objet.
Un crime pèse sur le Verbe fait chair, mais le crime est de l’avoir admis. La libido est une pensée d’animaux et ce sont ces animaux qui, un jour, se sont mués en hommes.

Le verbe produit par les hommes est l’idée d’un inverti enfoui par les réflexes animaux des choses et qui, par le martyre du temps et des choses, a oublié qu’on l’avait inventé.
L’inverti est celui qui mange son soi et veut que son soi le nourrisse, cherche dans son soi sa mère et veut la posséder pour lui. Le crime primitif de l’inceste est l’ennemi de la poésie et tueur de son immaculée poésie.

Je ne veux pas manger mon poème, mais je veux donner mon coeur à mon poème et qu’est-ce que c’est que mon coeur et mon poème. Mon coeur est ce qui n’est pas moi. Donner son soi à son poème, c’est risquer aussi d’être violé par lui. Et si je suis Vierge pour mon poème, il doit rester vierge pour moi.

Je suis ce poète oublié, qui s’est vu tomber dans la matière un jour, et la matière ne me mangera pas, moi.

Je ne veux pas de ces réflexes vieillis, conséquence d’un antique inceste venu de l’ignorance animale de la loi Vierge de la vie. Le moi et le soi sont ces états catastrophiques de l’être où le vivant se laisse emprisonner par les formes qu’il perçoit en lui. Aimer son moi, c’est aimer un mort et la loi du Vierge est l’infini. Le producteur inconscient de nous-même est celui d’un antique copulateur qui s’est livré aux plus basses magies et qui a tiré une magie de l’infâme qu’il y a à se ramener soi-même sur soi-même sans fin jusqu’à faire sortir un verbe du cadavre. La libido est la définition de ce désir de cadavre et l’homme en chute est un criminel inverti.

Je suis ce primitif mécontent de l’horreur inexpiable des choses. Je ne veux pas me reproduire dans les choses, mais je veux que les choses se produisent par moi. Je ne veux pas d’une idée du moi dans mon poème et je ne veux pas m’y revoir, moi.

Mon coeur est cette Rose éternelle venue de la force magique de l’initiale Croix. Celui qui s’est mis en croix en Lui-Même et pour Lui-Même n’est jamais revenu sur lui-même. Jamais, car ce lui-même par lequel il s’est sacrifié Lui-Même, celui-là aussi il l’a donné à la Vie après avoir forcé en lui-même à devenir sa propre vie.

Je ne veux être que ce poète à jamais qui s’est sacrifié dans la Kabbale du soi à la conception immaculée des choses.

Rodez 1944


Antonin Artaud - Révolte contre la poésie
grâce à L'Autre Hidalgo


lundi 16 juillet 1984

Sudique


Sudique
que je crée par la pluie et les éboulis
que je transforme en lait nuptial pour des noces de torrents
abrupte et seule face à la parole bouclée nouée Sudique
m' émiettant en visages de pisé
dans tes circuits d'oiseaux parents des nostalgies

Sudique lourde et transie sous ton fardeau de lauracée
sous mon absence que l'on me fourre dans les yeux
toujours dans les trombes
comme jamais terre ne fut plus belle

Sudique attelée louve enragée à tes mamelles
que je boive au goulot ta solitude
il y a
cette navette de sadiques et de sorciers
entre ma peau et ton front à saccades

Sudique

inconnue violée morose et cette chaîne
héritée des marées à crampes enfoncée
dans ton cou
et ce maudit esclave qui crache dans ton ombre

tant tu m'emplis la narine et la bouche
de tes effluves de planète et de serpolet
tant tu tournes sur mon échine
pour voir si j'ai peuplé
mes veines qui s'avancent dans une nuit de graminées

Sudique montée par un soleil à dent de requin
piaffant gémissant
coupable d'être
en plein rut d'un astre étrange
te voilà nue rousse gemme te voilà
avec ton dos de raie rouge et de gale
Sudique épelant
des noms de chemins et de fruits
quand le nopal
derrière un mur de galets
balance sa silhouette de femme et de criquet
tel un œil en fleurs tourné vers le sommet

Sudique
percée d'oubli et de rocs violets
assainie soudain par des troupes de poèmes ferventes
de poèmes

qui font éclater chaque pierre sous mes pieds
quand mon corps bée
entre des mains bleues
entre les flûtes
Sudique sur un pic miraculeux
couleuvre jeune récitant
des piétinements sans histoire
Sudique attelée, louve enragée à tes mamelles
seule et multiple
et ces tristes airs d'abandon et de haine
ces crieurs ces goumiers qui traînent
leur vie mortelle
ces phéniciens ces nus voraces
Sudique de rutilance et de scorpions
sur tes seins enroulés fermes
et ce maudit esclave qui crache dans ton ombre

je parle d'un meurtre d'avant les sables et les traces
et les fientes et les ruptures
d'avant ton visage de rose noire
d'avant tes cernes tes tentacules
tes négations et les échelles qui me dédoublent
tic-taquant trimbalant
un gosse sans joues sans rétines
petit alcoolique morfondu vrillé vierge
tapi sous tutelle
d'un noé qui pense au déluge
Sudique dévissant

un songe honteux et riche
qui troque tes versants de vents et d'ambre
lorsque chante cet idiot d'homme
depuis les peurs
d'un paradis sans autre existence que le crâne
pelé du poète
dans tes éclatements plus vraie mais plus terrible
royale et seule morte et vivante
dans tes baves blanches
dans tes déroulements informes de serpents
comme tirée à blanc par un ancêtre
Sudique dans tes sexes d'orages et de ciels
tes flancs d'arbre à gueule de chacal
dans tes menstrues d'hiver tordant les collines
parmi des terreurs de ronces et des tridactyles
dans tes colères
dans tes rires tranquillement blême et âpre
comme tes femmes
comme tes hommes
dans tes coquilles et tes silices
dans tes vins aigres
dans tes crimes à double tranchant dans tes
nageoires
dans tes lucioles
dans tes postures
dans tes nacres dans tes coliques
dans tes rougeurs
dans tes sarcoptes et tes rougeurs
dans tes varioles
dans tes mille doigts gonflés de syrphes

dans tes ombilics
dans tes hélianthes
dans tes épaisseurs de menaces et de boues
dans tes gaffes tes grêles tes mantes
je m'ouvre en virgule de ma trempe nègre
me fais ricaneur
poésie puisque d'autres grattent les murets
et pissent dans les trous
puisque ma raison s'imbrique dans les fèces et le porc-épie
puisque te voilà Sudique sans leur face
face à toi seule
Sudique dans mon image de ruffian
dans mon sang qui bat sans cœur
Sudique que je crée par la pluie et les éboulis



Mohammed Khaïr-Eddine - Ce Maroc !


Étoile-soeur



Qu’est-il arrivé ? 

La pierre est sortie de la montagne

Qui s’est éveillé ? Toi et moi

Langue, langue. Étoile-sœur. Terre-voisine

Plus pauvre. Ouverte. Natale


Où ça allait ? Vers du sonne-encore

Avec la pierre, avec nous deux

Cœur et cœur. Trouvé trop lourd

Devenir plus lourd. Être plus léger



Paul Celan - in La Rose de personne
traduit de l'allemand par Martine Broda


vendredi 13 juillet 1984

Dans un miroir sans tain


D'abord, un grand désir m'était venu de solennité et d'apparat.
J'avais froid.
Tout mon être vivant et corrompu aspirait à la rigidité et à la majesté des morts.

Je fus tenté ensuite par un mystère où les formes ne jouent aucun rôle.
Curieux d'un ciel décoloré d'où les oiseaux et les nuages sont bannis.
Je devins esclave de la faculté pure de voir, esclave des mes yeux irréels et vierges, ignorants du monde et d'eux-mêmes.
Puissance tranquille.
Je supprimai le visible et l'invisible, je me perdis dans un miroir sans tain.
Indestructible, je n'étais pas aveugle.


Tout jeune, j’ai ouvert mes bras à la pureté. Ce ne fut qu’un battement d’ailes au ciel de mon éternité,
qu’un battement de cœur amoureux qui bat dans les poitrines conquises. Je ne pouvais plus tomber.
Aimant l’amour. En vérité, la lumière m’éblouit. J’en garde assez en moi pour regarder la nuit, toute la nuit, toutes les nuits. Toutes les vierges sont différentes. Je rêve toujours d’une vierge.
A l’école, elle est au banc devant moi, en tablier noir. Quand elle se retourne pour me demander la solution d’un problème, l’innocence de ses yeux me confond à un tel point que, prenant mon trouble en pitié, elle passe ses bras autour de mon cou. Ailleurs, elle me quitte. Elle monte sur un bateau. Nous sommes presque étrangers l’un à l’autre, mais sa jeunesse est si grande que son baiser ne me surprend point. 
Ou bien, quand elle est malade, c’est sa main que je garde dans les miennes, jusqu’à en mourir, jusqu’à m’éveiller
Je cours d’autant plus vite à ses rendez-vous que j’ai peur de n’avoir pas le temps d’arriver avant que d’autres pensées me dérobent à moi-même.
Une fois, le monde allait finir et nous ignorions tout de notre amour. Elle a cherché mes lèvres avec des mouvements lents et caressants. J’ai bien cru, cette nuit-là, que je la ramènerais au jour.
Et c’est toujours le même aveu, la même jeunesse, les mêmes yeux purs, le même geste ingénu de ses bras autour de mon cou, la même caresse, la même révélation.
Mais ce n’est jamais la même femme.
Les cartes ont dit que je la rencontrerai dans la vie, mais sans la reconnaître.
Aimant l’amour.


Je tourne sans cesse dans un souterrain où la lumière n'est que sous-entendue. Attiré par son dernier reflet, je passe et repasse devant une fille forte et blonde à qui je donne le vertige et qui le redoute pour moi. Elle connaît le langage des sourd-muets, on s'en sert dans la famille. Je ne suis pas curieux de savoir pourquoi on a tiré sur elle. La balle est restée près du coeur et l'émotion gonfle encore sa gorge.
Et nous roulons en auto dans un bois. Une biche traverse la route. La belle jeune fille claque de la langue. C'est une musique delicieuse. Elle voudrait voir la couleur de mon sang. Ses cheveus sont coupés à tort et à travers, un vrai lit d'herbes folle qu'elle cache. Quelqu'un près de moi désire confusément fuir avec elle. Je m'en irai et je m'en vais. Pas assez vite pour que, brusquement, je ne sente sa bouche fraîche et féroce sur la mienne.


Paul Eluard - Les dessous d'une vie ou La pyramide humaine


Joal


Joal !
Je me rappelle.
Je me rappelle les signares à l’ombre verte des vérandas
Les signares aux yeux surréels comme un clair de lune sur la grève.

Je me rappelle les fastes du Couchant
Où Koumba N´Dofène voulait faire tailler son manteau royal.

Je me rappelle les festins funèbres fumant du sang des troupeaux égorgés

Du bruit des querelles, des rhapsodies des griots.
Je me rappelle les voix païennes rythmant le Tantum Ergo
Et les processions et les palmes et les arcs de triomphe.

Je me rappelle la danse des filles nubiles
Les choeurs de lutte – oh ! la danse finale des jeunes hommes, buste

Penché élancé, et le pur cri d´amour des femmes – Kor Siga !

Je me rappelle, je me rappelle…
Ma tête rythmant
Quelle marche lasse le long des jours d´Europe où parfois
Apparaît un jazz orphelin qui sanglote, sanglote, sanglote.



Léopold Sedar Senghor - Chants d'ombres


mardi 10 juillet 1984

La flamme


Une seule étincelle du regard suffit à tout embraser, à tout illuminer. D’où vient ce pouvoir, cette flamme ? De quel embrasement fabuleux, de quel éclair, de quelle explosion primordiale ? Je ne peux le savoir, je n’ai même pas le temps de l’imaginer, car cette lumière est trop forte pour moi, elle anéantit en une fraction de seconde tout ce que j’ai appris et transformé en mots depuis ma naissance. La lumière qui sort des visages parfois me rompt, m’éparpille. Je ne puis être moi-même. Je ne puis plus n’être qu’un.


Aimer, brûler. Sans limite, sans mesure, être celui qui est hors du temps, hors des lois des hommes, hors du cadastre. Brûler d’une simple flamme claire aux rayons qui vont toucher l’infini réel, brûler de sa vie. Espérer, peut-être. Mais être hors de soi-même, avoir franchi sa propre frontière, pour entrer dans l’inconnu, dans la beauté nouvelle.


Je cherche ceux dont le regard brûle ainsi, leur lumière m’attire comme une clarté réelle. Leur regard contient la force même de la vie, à la fois spectacle et acte. Les mesures temporelles n’existent plus guère. Il n’y a plus de passé, plus d’imaginaire. C’est comme si tout était inachevé, et en même temps évident, tangible, pareil au destin écrit dans les livres. Ceux dont le regard brûle ainsi sont déjà au-delà du monde, car leur regard éclaire jusqu’à la fin de toute durée...


J.M.G. Le Clézio - L'inconnu sur la terre


Prophétie




où l'aventure garde les yeux clairs
là où les femmes rayonnent de langage
là où la mort est belle dans la main comme un oiseau
saison de lait
là où le souterrain cueille de sa propre génuflexion un luxe
de prunelles plus violent que des chenilles
là où la merveille agile fait flèche et feu de tout bois

là où la nuit vigoureuse saigne une vitesse de purs végétaux

là où les abeilles des étoiles piquent le ciel d'une ruche
plus ardente que la nuit
là où le bruit de mes talons remplit l'espace et lève
à rebours la face du temps
là où l'arc-en-ciel de ma parole est chargé d'unir demain
à l'espoir et l'infant à la reine,

d'avoir injurié mes maîtres mordu les soldats du sultan
d'avoir gémi dans le désert
d'avoir crié vers mes gardiens
d'avoir supplié les chacals et les hyènes pasteurs de caravanes

je regarde
la fumée se précipite en cheval sauvage sur le devant
de la scène ourle un instant la lave
de sa fragile queue de paon puis se déchirant
la chemise s'ouvre d'un coup la poitrine et
je la regarde en îles britanniques en îlots
en rochers déchiquetés se fondre
peu à peu dans la mer lucide de l'air
où baignent prophétiques
ma gueule
ma révolte
mon nom


Aimé Césaire - Prophétie


vendredi 6 juillet 1984

Ein Traum



Les trois le savaient.

Elle c’était la compagne de Kafka.

Kafka l’avait rêvée.

Les trois le savaient.

Lui était l’ami de Kafka.

Kafka l’avait rêvé.

Les trois le savaient.

La femme dit à l’ami :

Je veux que cette nuit tu m’aimes.

Les trois le savaient.

L’homme lui répondit : Si nous péchons,

Kafka cessera de nous rêver.

Un le sut.

Il n’y avait personne d’autre sur la terre.

Kafka se dit :

Maintenant qu’ils sont partis tous les deux, je suis resté seul.

Je cesserai de me rêver.



Jorge Luis Borges Ein Traum
traduit de l'espagnol par Ibarra


A jamais fermé


Comme Orphée je joue
sur les cordes de la vie la mort
et de la beauté de la terre
et de tes yeux qui règnent sur le ciel
je ne sais dire que l'obscur.


N'oublie pas que toi aussi, soudain,
ce matin-là, alors que ta couche
était encore humide de rosée et que l'œillet
était endormi sur ton cœur,
tu vis le fleuve obscur
qui passait près de toi.


La corde de silence
tendue sur la vague de sang,
je saisis ton cœur résonnant.
Transformée fut ta boucle
en cheveux d'ombre de la nuit,
des ténèbres les noirs flocons
enneigèrent ton visage.


Et je ne t'appartiens pas.
Tous deux à présent nous nous plaignons.


Mais comme Orphée je sais
du côté de la mort la vie
et pour moi bleuit à l'horizon
ton œil à jamais fermé.




Ingeborg Bachmann - Dire l'obscur 
traduit de l'allemand par Françoise Rétif



Inaudibles



La pierre
La pierre dans l'air, celle que je suivais
Ton œil, aussi aveugle que la pierre


Nous étions
des mains,
nous vidions les ténèbres, nous trouvions
le mot, qui remontait l'été :
Fleur


Fleur - un mot d'aveugle
Ton œil et mon œil :
ils s'inquiètent de l'eau


Veille silencieuse,
pan de cœur par pan de cœur
cela s'enfeuille


Un mot encore, comme celui-là, et les marteaux
s'élancent dans l'espace libre


Tant d'étoiles, que l'on nous tend
J'étais,
quand je te vis - quand ? -
dehors parmi
les autres mondes


Ô ces chemins, galactiques,
Ô cette heure, qui nous
compléta des nuits sur le fardeau de nos noms. Il n'est,
je le sais, pas vrai,
que nous ayons vécu, il passa aveugle un souffle entre
Là-bas et Pas-là et le Parfois,
un œil siffla comme une comète
allant vers l'éteint, dans les ravins,
là, où cela se consume sans éclat, se tenait
le temps, en majesté
et déjà vers le haut, vers le bas, poussait sur lui
ce qui fut ou ce qui sera -,


je sais,
je sais et tu sais, nous savions,
nous ne savions pas, mais
nous étions pourtant là et pas là-bas,
et de temps en temps, quand
seul le Rien se tenait entre nous,
alors nous étions totalement l'un et l'autre


En haut,
les voyageurs
demeurent
inaudibles




Paul Celan - Fleur
traduit de l'allemand par Martine Broda



AR, A une Raison


Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.

Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.

Ta tête se détourne : le nouvel amour !
Ta tête se retourne, - le nouvel amour !

"Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps" te chantent ces enfants. "Elève n'importe où la substance de nos fortunes et de nos voeux" on t'en prie.

Arrivée de toujours, qui t'en iras partout.



Arthur Rimbaud - A une Raison


jeudi 5 juillet 1984

Nous y sommes




On supprimera la Foi
Au nom de la Lumière,
Puis on supprimera la lumière.

On supprimera l’Âme
Au nom de la Raison,
Puis on supprimera la raison.

On supprimera la Charité
Au nom de la Justice,
Puis on supprimera la justice.

On supprimera l‘Amour
Au nom de la Fraternité,
Puis on supprimera la fraternité.

On supprimera l’Esprit de Vérité
Au nom de l’Esprit critique,
Puis on supprimera l’esprit critique.

On supprimera le Sens du Mot
Au nom du Sens de mots,
Puis on supprimera le sens des mots.

On supprimera le Sublime
Au nom de l’Art,
Puis on supprimera l’art.

On supprimera les Écrits,
Au nom des Commentaires,
Puis on supprimera les commentaires.

On supprimera le Saint
Au nom du Génie,
Puis on supprimera le génie.

On supprimera le Prophète
Au nom du Poète,
Puis on supprimera le poète.

On supprimera l’Esprit
Au nom de la Matière,
Puis on supprimera la matière
.
AU NOM DE RIEN ON SUPPRIMERA L’HOMME.
ON SUPPRIMERA LE NOM DE L’HOMME:
IL N’Y AURA PLUS DE NOM
NOUS Y SOMMES.


Armand Robin - Poèmes indésirables


OP, Demeure du regard



Á Matta

Tu vas au-dedans de toi-même et l’infime reflet qui serpente et te conduit n’est pas le dernier regard jeté par tes yeux en se fermant ni le soleil timide taquinant tes paupières :
c’est un ruisseau secret, il n’est pas fait d’eau mais de pulsations : appels, réponses, appels, filet de clartés entre les hautes herbes et les bêtes tapies dans la conscience à l’aveuglette.
Tu suis la rumeur de ton sang dans cette contrée inconnue inventée par tes yeux et tu gravis un escalier de verre et d’eau qui te conduit sur une terrasse.
Faite de la matière impalpable des échos et des bourdonnements, la terrasse, suspendue en l’air, est un quadrilatère de lumière, un ring magnétique qui se love, s’élève, s’envole et se plante dans le cirque de l’oeil, geyser lunaire, tige de vapeur, feuillage d’étincelles, grand arbre qui s’allume, s’éteint, se rallume : tu es à l’intérieur des reflets, dans la demeure du regard, tu as fermé les yeux et tu vas de toi-même à toi-même, tu entres et tu sors par un pont de pulsations :

LE COEUR EST UN ŒIL.

Tu es dans la demeure du regard, les miroirs ont caché tous leurs spectres, il n’y a personne, il n’y a rien à voir, les choses ont quitté leur corps, ce ne sont plus des choses ni des idées, mais des tirs qui fusent, verts, jaunes, rouges, bleus, essaims qui tournoient et tournoient, spirales de légions désincarnées, tourbillon des formes qui n’ont pas encore trouvé leur forme, ton regard est l’hélice qui propulse et brasse les multitudes incorporelles, ton regard est l’idée fixe qui taraude le temps, la statue rivée sur la place de l’insomnie, ton regard tisse et défisse les fils de la trame de l’espace, ton regard frotte une idée contre l’autre et allume une lampe dans le temple de ton crâne, passage de l’énonciation à l’annonciation, de la conception à l’assomption, l’oeil est une main, la main un oeil multiple, le regard a deux mains, nous sommes dans la demeure du regard et il n’y a rien à voir, il faut repeupler la maison de l’oeil, il faut que l’oeil peuple le monde, il nous faut être fidèles à la vue, il faut

CRÉER POUR VOIR.

L’idée fixe taraude chaque minute, la pensée tisse et détisse la trame, va-et-vient entre l’infini du dehors et ton propre infini, tu es un fil de la trame et une pulsation de la minute, l’oeil qui taraude et l’oeil tisserand, quand tu rentres en toi-même tu ne quines pas le monde, fleuves et volcans peuplent ton corps, fourmis et planètes, dans ton sang voguent des empires, il y a des turbines, des bibliothèques, des jardins, il y a les animaux, des plantes, des créatures d’autres mondes, les galaxies gravitent dans tes neurones, quand tu rentres en toi-même tu entres dans ce monde et dans tous les autres, tu vois ce que l’astronome a vu dans son télescope, le mathématicien dans ses équations : le désordre et la symétrie, l’accident et la rime, la duplication et la mutation, la danse de Saint-Guy de l’atome et de ses particules, les cellules récidivistes, les inscriptions stellaires.

L’extérieur est l’intérieur, nous pénétrons où nous ne sommes jamais allés, le point de fusion entre ceci et cela est ici même et maintenant, nous sommes l’intersection, l’X, la fabuleuse croix de saint André qui nous multiplie et nous interroge, la croix qui en tournant dessine le zéro, idéogramme du monde et de tout un chacun.
Comme le corps astral de Bruno et de Cornelius Agrippa, comme les grands transparents de Breton, véhicules de matière subtile, câbles tendus de ce côté à l’autre, nous sommes. la charnière entre çà et là, le signe double et singulier, V et Λ, pyramides superposées, unies dans un angle pour former l’X de la Croix, terre et ciel, air et vague, plaine et mont, lac et lave, homme et femme, la carte du ciel transparaît dans le miroir de la musique,où l’oeil s’abolit surgissent des mondes :

LA PEINTURE A UN PIED DANS L’ARCHITECTURE ET UN AUTRE DANS LE SONGE.

La terre est un homme, as-tu dit, mais l’homme n’est pas la terre, l’homme n’est pas ce monde ni les autres mondes qu’il y a sur terre et ailleurs, l’homme est cet instant où la terre doute d’elle-même, où le monde n’est plus sûr de lui, l’homme est la bouche qui embue le miroir des similitudes et des analogies, l’animal qui sait dire non et invente ainsi d’autres affinités et dit oui, le funambule aux yeux bandés qui danse sur la corde légère d’un sourire, le miroir universel qui réfléchit l’autre monde en restituant celui-ci, le miroir qui transfigure ce qu’il dédouble, l’homme n’est pas ce qu’il est, cellule ou petit dieu, mais celui qui est toujours au-delà.
Nos passions ne sont pas l’accouplement des substances aveugles, mais la lutte et l’étreinte des éléments riment avec nos désirs et nos faims, peindre c’est chercher la rime secrète, esquisser l’écho, dessiner le chaînon: Le vertige d’Éros est la vapeur de la rose bercée sur l’ossuaire, l’apparition de la nageoire sur la mer à la nuit tombante est le scintillement de l’idée, tu as peint l’amour derrière un rideau d’ondes flamboyantes

POUR COUVRIR LA TERRE D’UNE ROSÉE NOUVELLE.

Dans le miroir de la musique, les constellations se contemplent avant de se dissiper, le miroir s’abîme en lui-même, noyé dans la clarté, jusqu’à disparaître dans un reflet, les espaces glissent et se précipitent sous le regard du temps pétrifié, les présences sont des flammes, les flammes sont des tigres et les tigres des vagues, cascade de transfigurations et de répétitions, pièges et trappes du temps : il faut donner à la nature affamée sa ration de flammes, il faut agiter le grelot des rimes pour tromper le temps et réveiller l’âme, il faut planter des yeux sur la place, arroser les parcs d’un rire solaire et lunaire, il faut apprendre le refrain d’Adam, le solo de la flûte-fémur, il faut bâtir sur cet espace instable la demeure du regard, la demeure d’air et d’eau où la musique dort, où le feu veille, où peint le poète.


Octavio Paz - Demeure du regard
traduit de l’espagnol par Frédéric Magne et Jean-Claude Masson